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samedi 27 juin 2020

Pour accompagner la lecture de la pièce de Camus "Les justes"

En février 1905, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar de toutes les Russies. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des Justes. (…) Ceci ne veut pas dire que Les Justes soient une pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis.

 (A. Camus, présentation de la pièce dans l’édition de 1950)

« Un groupe de jeunes révolutionnaires s’apprête à tuer le tyran qui gouverne leur pays. »

 


 

 

 

La pièce s’intitule Les Justes, ce qui laisse à penser que Camus porte le point de vue de ce groupe terroriste. Dans leur cas, l’utilisation de la violence, le meurtre sont justifiés. Pourquoi ? Quelle était la situation de la Russie en 1905 ? Pourquoi peut-on dire que le Tsar et sa famille étaient des tyrans ?

La Russie à la fin du 19e siècle est un immense pays arriéré, rural et pauvre. Il est dirigé depuis des siècles par des tsars qui s’appuient sur une noblesse, composée de grands propriétaires terriens.


Alexandre II (1855-1885
) entreprit de réformer et de moderniser le pays : abolition du servage des 30 millions de paysans (1861). Une partie des terres qui appartenaient à la noblesse leur fut vendue, mais les conditions de rachat étaient telles que les paysans demeurent dans la misère ; réforme administrative qui établit dans les provinces des conseils généraux élus (Zemstvo) avec une large autonomie; réforme judiciaire, qui donna aux magistrats des attributions plus définies, avec plus d'indépendance; réforme, dans un sens libéral, des lois sur la presse, sur l'instruction publique, etc. Toutes ces mesures constituent la page glorieuse du règne d'Alexandre Il mais il convient de remarquer que plusieurs d'entre elles n'ont pas été complètement appliquées et que, pour beaucoup d'autres, des règlements complémentaires en ont restreint de bonne heure l'étendue. Rien n'est plus instructif, à cet égard, que la suppression de la police politique (Ille section); en dépit de cette suppression, les arrestations et les déportations par voie administrative, sans intervention des tribunaux, ont toujours continué et se sont multipliées par milliers, à la suite par exemple des attentats contre le tsar, dans les dernières années du règne. Alexandre II est tué lors d’un attentat nihiliste en 1881. Son fils, Alexandre III, puis son petit-fils, Nicolas II, reviennent sur une partie des réformes. Le régime est autocratique (le pouvoir est concentré dans leurs mains). Nicolas II affirme « la force et la stabilité de la sainte Russie résident dans l'union du peuple avec le tsar, dans le dévouement illimité du premier au second. ». Mais le régime est violemment contesté, alors même que partout en Europe, la démocratie fait des progrès. En 1904, l’autocratie tsariste et la bourgeoisie libérale furent ébranlées par la défaite de la Russie devant le Japon. En août 1904, le Tsar annonça qu’il permettrait à la bourgeoisie de tenir un congrès.


Le congrès des zemstvos, qui se tint en novembre 1904, demanda de façon timide la mise en place de réformes, évitant soigneusement de parler des questions essentielles comme la Constitution ou la convocation d’une Assemblée constituante pour l’élaborer. Néanmoins, le Tsar craignait le pire et menaça de répression tous ceux qui "rêvaient inutilement d’une Constitution". Durant toute l’année 1905, la révolte gronde et elle éclate en octobre 1905 : grèves, manifestations …. Nicolas. II concède une Douma, une assemblée élue, afin d’éviter que la bourgeoisie ne s’allie au peuple dans la révolte contre lui. C’est le contexte qui explique l’attentat de février 1905.

 

Les attentats contre les rois ou leur famille ne sont pas une nouveauté. Souvenons-nous de Ravaillac qui assassina Henri IV, roi de France en 1610. A la fin du 19e siècle, les attentats sont souvent le fait de révolutionnaires de gauche, d’anarchistes. Que veulent-ils ?

Le nihilisme est assez proche de l’anarchisme, pour lequel le pouvoir et l’Etat, sont le mal absolu qui corrompt toute société puisqu’il soumet les uns au pouvoir des autres. Sa pensée, apparue en Russie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, était en vogue dans les milieux de la jeunesse petite-bourgeoise. De nombreux auteurs de la littérature russe de cette époque reprennent ses thématiques et les popularisent.

Il s’agit d’affirmer au niveau individuel la liberté absolue de l’Homme et donc de n’admettre aucune contrainte de la société sur l'individu, ni politique, ni morale, ni familiale…Au niveau collectif, le spectacle de la misère du peuple, alors que la noblesse, très riche, vit de leur labeur, a conduit les nihilistes a vouloir réveiller dans le peuple le sentiment de l’injustice pour les amener à se révolter. => un terrorisme radical se réclamant de cette doctrine à partir de 1870.

En 1877, eut lieu à Moscou le procès des Cinquante ; une des accusés définissait ainsi, devant les juges, l'oeuvre du nihilisme :

«Le groupe auquel j'appartiens est celui des propagandistes pacifiques. Faire pénétrer dans la conscience du peuple l'idéal d'une organisation meilleure, plus conforme a la justice, ou plutôt éveiller l'idéal encore vague qui dort en lui, indiquer les vices de l'organisation actuelle, afin de prévenir dans l'avenir le retour des mêmes erreurs : tel est notre but. Mais quand sonnera-t-elle l'heure de cet avenir meilleur ? C'est ce que nous ignorons, car il ne dépend pas de nous de la fixer.»

remarque : 

Le Parti socialiste révolutionnaire est né à Berlin en 1901. Il se réclame du groupe terroriste Narodnaïa Volia (Volonté du peuple) , disparu dans la répression provoquée par l'assassinat de l'empereur Alexandre II en mars 1881. Contrairement au Parti ouvrier social-démocrate de Russie d’inspiration marxiste (dont le principal leader était Lenine), le SR met en avant la classe paysanne plutôt que la classe ouvrière. En 1904, « la brigade terroriste » du parti, sous la direction de Boris Savinkov, organise l'attentat contre le ministre de l'intérieur.




L’attentat terroriste est-il monstrueux ?

Les terroristes sont-ils des monstres ?

Doc 1 - Contextualisation : Brève « histoire » du terrorisme politique.

·         1794 : Naissance du mot pendant la période de la « Terreur ». Il désigne alors les partisans de cette politique.

Son usage se transforme au cours du xixe siècle pour désigner la violence politique (= l'emploi de la terreur à des fins politiques). Une caractérisation plus précise de ce qu’est une action terroriste est plus difficile à faire car sujette à controverse. Cependant, si le terrorisme naît avec les medias de masse modernes, c’est parce que les actes terroristes ont pour but de provoquer un mouvement général de prise de conscience ou de soulèvement d’un peuple contre la politique d’un Etat.

·         1858 : La Fraternité républicaine irlandaise luttant pour une indépendance radicale du pays est fondée. Les membres de cette organisation révolutionnaire, appelés « Fenians », tenteront d’accomplir des actes de violence contre le gouvernement britannique mais sans succès.

·         1870-1905 : Attentats nihilistes ou anarchistes en Russie contre le régime tsariste. En 1881, le tsar Alexandre II est assassiné. En 1905, c’est le grand-duc Serge.

Alors qu’Alexandre II était plutôt libéral et réformait son pays (1861 : suppression du servage), le 1er attentat contre lui (1866) conduisit à l’arrêt des réformes en cours et au renforcement de l’Etat policier.

Les attentats anarchistes se multiplient aussi à la fin du 19e siècle en Europe occidentale. En France, le président de la 3e République, Sadi Carnot, est assassiné en 1894. Une série de lois restreignant les libertés fondamentales sont alors prises pour lutter contre les terroristes.

 

·         2de Guerre Mondiale : les résistants sont appelés terroristes par les armées allemandes d’occupation. Ils font des attentats contre les forces allemandes, font sauter des trains …

·         1946 : Une organisation juive sioniste fait sauter un hôtel, ce qui précipite le départ du Royaume-Uni (mandat palestinien) et le vote par l’ONU d’un plan de partition de la Palestine pour permettre la naissance de l’Etat d’Israël.

·         Décolonisation : 1954 , le Front de Libération Nationale (FLN) algérien fait exploser 70 bombes contre des bâtiments administratifs et militaires français. C’est le début de la guerre en Algérie, appelée par la France « opérations de pacification ». Le FLN est qualifié d’organisation terroriste.

·         1970 : Des pirates de l’air palestiniens du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine) font exploser 3 avions qu’ils avaient détournés, après avoir libéré les passagers.

·         1972 : Dans le hall de l'aéroport  à Tel-Aviv (Israël), trois Japonais sortent grenades et fusils-mitrailleurs et tirent sur la foule, faisant 26 morts et une centaine de blessés. Les tireurs appartiennent à l'Armée rouge japonaise (ARJ), une organisation d’extrême-gauche, créée en 1969, alliée au FPLP.

·         1972 (septembre) : Onze athlètes israéliens sont abattus pendant les Jeux Olympiques de Munich par un commando de 8 terroristes palestiniens se revendiquant de l'organisation palestinienne Septembre noir. Ils s’introduisent dans le village olympique, abattent deux membres de l’équipe israélienne et en prennent neuf autres en otage. Les neuf otages seront tués et cinq des terroristes abattus, ainsi qu'un policier, au cours de l'assaut du car qui devait les conduire à un avion pour leur permettre de fuir.

·         1990’s : série d’attentats contre des intérêts militaires ou des ambassades américaines en Afrique et au Moyen-Orient. Ces attentats sont revendiqués par Al-Qaïda. Forte propagande anti-saoudienne.

·         11 sept 2001 : détournements d’avions kamikazes contre le WTC et le Pentagone, revendiqués par Al-Qaïda. Pas de revendication mais un message anti-américain et anti-occidental.

...

 

Doc 2 – Les Justes, Acte II

L’acte II identifie le drame : peut-on tuer des enfants ? La justice peut-elle se faire à n’importe quel prix ? La tension, elle, monte encore d’un cran. Kaliayev n’a pas pu lancer la bombe. Il est accablé. Mais on le voit soutenu par tous, excepté Stepan. Celui-ci se trouve isolé, le seul à justifier l’attentat à tout prix, même la vie des enfants.

 

« KALIAYEV, égaré.

Je ne pouvais pas prévoir... Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois... Je n'ai jamais pu soutenir ce regard... Une seconde auparavant, pourtant dans l'ombre, au coin de la petite place, j'étais heureux. Quand les lanternes de la calèche ont commencé à briller au loin, mon coeur s'est mis à battre de joie, je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J'avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais "oui, oui"... Tu comprends?

(…) Il se tait.  Aidez-moi...

Silence.

Voilà ce que je propose. Si vous décidez qu'il faut tuer ces enfants, j'attendrai la sortie du théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but. Décidez seulement, j'obéirai à l'Organisation.

 

STEPAN

L'Organisation t'avait commandé de tuer le grand-duc.

 

KALIAYEV

C'est vrai. Mais elle ne m'avait pas demandé d'assassiner des enfants.

 

ANNENKOV

Yanek a raison. Ceci n'était pas prévu.

 

STEPAN

Il devait obéir.

 

ANNENKOV

Je suis le responsable. Il fallait que tout fut prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu'il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous laissons échapper définitivement cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d'attendre la sortie du théâtre. Alexis ?

 

VOINOV

Je ne sais pas. Je crois que j'aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi. (Plus bas.) Mes mains tremblent.

 

DORA, avec violence.

J'aurais reculé, comme Yanek. Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même je ne pourrais pas faire ?

 

STEPAN

Est-ce que vous vous rendez compte de ce que signifie cette décision ? Deux mois de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. Et il faudrait [78] recommencer ? Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tension incessante, avant de retrouver l'occasion propice ? Etes-vous fous ?

 

ANNENKOV

Dans deux jours, le grand-duc retournera au théâtre, tu le sais bien.

 

STEPAN

Deux jours où nous risquons d'être pris, tu l'as dit toi-même.

(…)

DORA

Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ?

 

STEPAN

Je le pourrais si l'Organisation le commandait.

 

(…)

DORA

Ouvre les yeux et comprends que l'Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.

 

STEPAN

Je n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

 

FOKA

Ce jour-là, la révolution sera haïe de l'humanité entière.

 

STEPAN

Qu'importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver d'elle-même et de son esclavage.

 

DORA

Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper aussi ?

 

STEPAN

Oui, s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne. Moi aussi, j'aime le peuple.

 

DORA

L'amour n'a pas ce visage.

 

(…)

DORA, avec violence.

Mais j'ai une idée juste de ce qu'est la honte.

 

STEPAN

J'ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a donné le fouet. Car on m'a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il est ? Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi, j'ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant ?

 

ANNENKOV

Stepan, tout le monde ici t'aime et te respecte. Mais quelles que soient tes raisons, je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis.

 

STEPAN

Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause.

 

(…)

STEPAN

Des enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim ? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n'a vu que les deux chiens savants du grand-duc. N'êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.

 

DORA

Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n'est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.

 

STEPAN, violemment.

Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous  ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.) Vous n'y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne doutiez pas qu'alors, l'homme, libère de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m'entendez. Et si cette mort vous arrête, c'est que vous n'êtes pas sûrs d'être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.

 

KALIAYEV

Stepan, j'ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J'ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin alors que j'essaie d'être un justicier.

 

STEPAN

Qu'importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins. Toi et moi, ne sommes rien.

 

KALIAYEV

Nous sommes quelque chose et tu le sais bien puisque c'est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd'hui.

 

STEPAN

Mon orgueil ne regarde que moi. Mais l'orgueil des hommes, leur révolte, l'injustice où ils vivent, cela, c'est notre affaire à tous.

 

KALIAYEV

Les hommes ne vivent pas que de justice.

 

STEPAN

Quand on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice ?

 

KALIAYEV

De justice et d'innocence.

 

STEPAN

L'innocence ? Je la connais peut-être. Mais j'ai choisi de l'ignorer et de la faire ignorer à des milliers d'hommes pour qu'elle prenne un jour un sens plus grand.

 

KALIAYEV

Il faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier tout ce qui fait qu'un homme consente à vivre. (…) Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi serons mêlés depuis longtemps à la poussière.

 

STEPAN

D'autres viendront alors, et je les salue comme mes frères.

 

KALIAYEV, criant.

D'autres... Oui ! Mais moi, j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que moi, et c'est eux que je salue. C'est pour eux que je [89] lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte. (Plus bas, mais fermement.) Frères, je veux vous parler franchement et vous dire au moins ceci que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l'honneur. Et, si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en détournerais. Si vous le décidez, j'irai tout à l'heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux.

 

STEPAN

L'honneur est un luxe réserve à ceux qui ont des calèches.

 

KALIAYEV

Non. Il est la dernière richesse du pauvre. Tu le sais bien et tu sais aussi qu'il y a un honneur dans la révolution. C'est celui pour lequel nous acceptons de mourir. C'est celui qui t'a dressé un jour sous le fouet, Stepan, et qui te fait parler encore aujourd'hui.

(…)

STEPAN

C'est tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.

 

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Fallait-il tuer les enfants ? Quels sont les arguments en présence ?

·         Relevez les arguments d’ordre affectif.

·         Relevez les arguments d’ordre politique.

·         Relevez les arguments d’ordre affectif et politique.

·         Relevez les arguments qui mettent en cause la morale personnelle et ceux qui engage l’organisation SR.

Résumez la position de chacun : Kaliayev, Stepan, Dora, Annenkov.

 Camus tranche-t-il  la question ?

LES LIMITES DE L’OBEISSANCE

Kaliayev défend sa thèse dans ce débat. Il refuse le terrorisme politique quand il conduit à tuer des enfants, s’oppose donc à l’Organisation comme le montre le connecteur : « Mais elle ne m’avait pas demandé de tuer des enfants ». S’associent à lui Voinov et Dora. Deux arguments sont avancés.

Le premier  est d’ordre affectif : les « enfants », terme récurrent dans le débat, sont le symbole même de l’innocence, d’où l’horreur éprouvée à la seule idée de les tuer. Elle est mise en valeur par les allusions aux réactions physiques face à cette idée : « Mes mains tremblent », avoue Voinov, « plus bas« , comme s’il ne pouvait même évoquer cet acte. La « violence » de Dora, signalée par la didascalie, reproduit ce sentiment d’horreur que souligne aussi sa question à Stepan avec l’apposition en son centre : « Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ? » Elle tente de le mettre en contradiction avec lui-même, en opposant sa réponse positive, et sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les yeux ? » La défense de Stepan semble bien maladroite face à cette accusation, d’abord une forme de déni (« Moi, j’ai fermé les yeux ? »), puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause ».

Le second argument est de nature politique, en envisageant le profit d’un attentat sur le long terme : « l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple-même : « la révolution sera haïe par l’humanité entière ». Sous forme hypothèses interrogatives, elle tente d’enfermer Stepan dans cette contradiction : selon elle, il n’est pas possible de faire le bonheur du peuple qu’on prétend aimer et conduire à la liberté en allant contre le libre choix de ce peuple.

=== Dora, Voinov et Kaliayev  représentent ceux qui ne sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les valeurs humanistes qui les poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui, mais sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force ce choix. Ils vivent donc un déchirement intérieur.

LE MILITANTISME POLITIQUE

Face à eux se dresse Stepan, évadé du bagne qui vient de rejoindre l’Organisation. Cet homme, victime de la tyrannie tsariste, est sans état d’âme : pour lui, un militant révolutionnaire doit obéir aux ordres, quels qu’ils soient.

Il insiste sur ce devoir d’obéissance comme le prouve le champ lexical qui parcourt le débat : « l’Organisation t’avait commandé », « Il devait obéir », « si l’Organisation le commandait ». C’est un argument qui fait passer les valeurs collectives avant celles des individus. Désobéir signifie, en effet, faire prendre des risques à l’ensemble des révolutionnaires : « nous risquons d’être pris ». De plus cela annule des mois de travail collectif, avec les efforts énumérés dans les questions de Stepan : « Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tensions incessantes [...] ? » Plus grave encore, cela enlève tout sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que renforce la répétition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. »  Toute cette réplique est prononcée sur un ton violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »

Par contraste le ton du chef, Annenkov, est plus mesuré. Il ne donne pas tort à Kaliayev, mais, pour autant, réaffirme la puissance de l’Organisation en prenant sur lui la faute : « Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet aveu, en effet, souligne la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne doit « hésiter ». D’ailleurs son intervention vise bien à poser collectivement la décision, de façon à ce personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel. Il n’intervient plus dans la suite du débat, comme si pour lui toute cette argumentation n’était qu’accessoire.

Dans ce débat, Stepan considère que la fin, qu’il pose comme une certitude avec le futur, justifie tous les moyens mis en oeuvre pour l’atteindre : « nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera ». Il refuse ainsi toute forme de compassion, qu’il assimile à de la sensiblerie : « Je n’ai pas assez de coeur pour ces niaiseries », dit-il en parlant des enfants dont Dora suggère  l’innocence. C’est en raison de cette certitude aussi qu’il juge nécessaire de faire le bonheur du peuple malgré lui, s’il le faut : il s’agit d’ »imposer [la révolution] à l’humanité entière et [de] la sauver d’elle-même et de son esclavage ». Cela le conduit au paradoxe de la dernière réplique, en réponse à la question de Dora qui demande s’il « faudra [...] frapper » le peuple « aussi » : « Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple. » Pour rendre libre le peuple, il serait donc indispensable de tout mettre à son service, quitte à accomplir les actes les plus terribles.

CONCLUSION

Cette analyse a adopté un ordre, qui aurait pu être inversé, car le débat n’est pas tranché dans ce passage… Il revient, en fait, au lecteur de délibérer sur le pouvoir politique et sur ses limites : peut-on justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier une dictature qui se proposerait pour but de mener au bonheur ? On sait, aujourd’hui, à quels excès ont conduit ces théories et que la « dictature du prolétariat » n’a jamais été, elle aussi, qu’une autre forme de dictature… Mais à l’époque de Camus, le débat restait d’actualité.
D’ailleurs il n’est pas clos aujourd’hui, où le terrorisme et son fanatisme sont revenus sur le devant de la scène, avec leur cortège d’innocents tués au nom de la justice. Le théâtre engagé peut certes paraître parfois trop bavard, trop argumentatif, ce qui lui enlèverait une part de son dynamisme. Mais Camus a su, en tout cas, créer des personnages attachants, dont les déchirements nous rappellent 
qu’il n’est pas si simple de décider qui sont « les justes » face à l’injustice que chacun s’accorde plus facilement à reconnaître.

 

 


mardi 9 juin 2020

Les révoltes contre le roi de France et sa noblesse : un exemple médiéval

Dans la cadre du chapitre de Seconde sur l'affirmation de l'Etat et les contestations de la monarchie absolue

Partie 1 : la progressive construction de la monarchie absolue en France

B) Les révoltes contre le roi de France et sa noblesse.

 (Grandes Chroniques de FranceBnFms. français 2813 fº409v, vers 1375-1380).

(Temps long) L’année 1358

C’est une période difficile pour la monarchie française. Déjà affaiblie par le choc de la peste noire (1348), le royaume de France est dans une mauvaise phase de la guerre qui l’oppose aux Anglais (guerre de cent ans).  L’armée française connaît une série de défaites et à Poitiers en septembre 1356, le roi français Jean II dit le Bon est prisonnier des Anglais. C’est son fils, le dauphin Charles (futur Charles V), duc de Normandie, qui tente de rétablir l’ordre dans le pays, menacé de surcroît de guerre civile par Charles le mauvais, roi de Navarre qui revendique le trône de France. Dans le mois qui suivirent l’événement rapporté par ce texte, les paysans du Beauvaisis se soulèvent contre les seigneurs féodaux qui échouent à les protéger des bandes armées anglaises : c’est la Grande Jacquerie qui est réprimée par les nobles avec une extrême violence.

 

« Le jeudi 22 février de l’an 1357* au matin, second jeudi de Carême, le prévôt des marchands** fit assembler à St-Eloi près du palais tous les métiers de Paris, en armes, si bien qu’on estime qu’ils étaient près de 3000.[…] Le prévôt et quelques autres montèrent dans la chambre de monseigneur le duc, au palais, au-dessus de la galerie des Merciers et là, ils trouvèrent le duc et le prévôt lui dit en substance : « Sire, ne vous étonnez pas de ce que vous voyez car [ces choses] ont été ordonnées et qu’il convient que ce soit fait. ». A peine avait-il dit ceci que certains de sa compagnie se précipitèrent sur monseigneur Jean de Conflans, maréchal de Champagne et le tuèrent quasi sur le lit de monseigneur le duc et en sa présence. D’autres coururent sur le maréchal du duc, monseigneur Robert de Clermont, lequel se réfugia dans une autre pièce, mais ils le suivirent et là le tuèrent. [Au dauphin resté seul, le prévôt dit] « Sire, vous ne risquez rien ». Il lui donna son chaperon, celui de la ville, partie rouge et partie bleu. Le duc prit le chaperon et le porta tout le jour. Ceux de la compagnie du prévôt traînèrent fort inhumainement les corps des deux chevaliers devant le duc jusque dans la cour du Palais, devant le perron de marbre où ils demeurèrent étendus et découverts à la vue de tous ceux qui le voulaient jusque tard après l’heure du dîner, et personne n’osa les enlever.

Le prévôt des marchands et sa compagnie se rendirent dans leur maison de Grève, que l’on appelait la maison de la ville. A sa fenêtre, le prévôt parla à la foule assemblée et armée, leur dit que ce qui avait été fait l’avait été pour le bien du royaume et que ceux qui avaient été tués étaient faux, mauvais et traîtres. […] Le lendemain […] le prévôt [dénonce ceux] qui empêchent tous les bons conseils auprès de monseigneur le duc, [disant] qu’à cause d’eux la délivrance du roi de France avait été empêchée. [Sur le sujet de] la délivrance*** du roi avaient été assemblés l’Université, le clergé et la ville de Paris et tous ils s’étaient mis d’accord, [rejoints sur cette opinion par] les 44 membres du Conseil, mais les [traitres] avaient tout empêché. […] Le samedi, monseigneur le duc se rendit en la chambre du Parlement avec ceux de son conseil qui restaient. Le prévôt et d’autres, armés ou non, y réclamèrent que le duc valide et garde sans les modifier toutes les ordonnances qui avaient été faites par les trois Etats l’année précédente, et qu’il les laisse gouverner, comme autrefois ils faisaient. »

*L’année commençait en mars

** Il s’agit d’Etienne Marcel.

*** Les Etats généraux avaient été rassemblés pour discuter des modalités de collecte de l’énorme rançon due au roi anglais pour libérer Jean II et son fils Philippe. Ils profitent de la situation pour proposer un vaste plan de réformes visant à contrôler l’administration et les décisions royales.

 

Source : Chronique de Jean II le Bon et Charles V, ed Delachanal, SHF, t.1. Français modernisé.

 

Montrer qu’il s’agit d’une révolte politique :

1)      Relever les indices de l’aspect politique du soulèvement.

2)      Montrer en utilisant la présentation du contexte que le pouvoir royal est affaibli.

3)      Quelles sont les revendications des parisiens ?

4)      Comment et pourquoi obtiennent-ils satisfaction ?

Vous pouvez répondre aux questions 1 à 3 dans l'ordre qui vous semble le plus logique.

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