Que représentait l’Irlande du haut Moyen-Age dans le domaine religieux ? Un pays qui fut évangélisé par Saint Patrick au début du Ve siècle. Un pays qui vivait sa Foi d’une manière aussi fervente qu’austère et dont l’Eglise généralisa l’usage des pénitentiels. Un pays qui participa, au IXe siècle, à la renaissance carolingienne en formant et en envoyant sur le continent des moines érudits dont le plus parfait représentant est Dicuil, professeur à l’école du palais carolingien.
Entre ces deux dates, Ve et IXe siècle, l’Irlande a engendré deux figures marquantes symboles, chacune dans son domaine, de la spécificité irlandaise : Saint Colomban et Saint Columcille. Saint Colomban est le plus célèbre des peregrini irlandais. Membre de la communauté de Bangor (comté de Down), il prit la route vers 590 en direction du continent. Il établit tout d’abord sa retraite en Bourgogne, dans la forêt d’Annegray, d’où il tenta de réformer les mœurs dissolues de la cour mérovingienne. Par la suite, Colomban se dirigea vers l’Italie fondant à Bobbio, sous la règle celtique la plus rigoureuse, un monastère qui devint un célèbre centre d’érudition. Columcille, quant à lui, fut l’un des plus grands fondateurs du monachisme celtique. Issu d’une des familles les plus nobles d’Irlande, les Ui Neill, il fonda de nombreux monastères dont Iona, vers 563. Iona, situé sur une île au large de l’Ecosse, fut, sous l’impulsion de Columcille et de ses successeurs, le fer de lance de l’Eglise celtique d’Irlande et d’Ecosse laquelle s’opposa, durant la querelle pascale de la fin du VIesiècle, à l’autorité de Rome.
Donc, pour répondre à la question initiale, l’Irlande fait figure, au Moyen Age, d’un pays où l’Eglise est largement implantée, sur le modèle particulier du monachisme et de l’extrême austérité, et où le personnel ecclésiastique est plein de ferveur en même temps que féru de culture classique.
Et pourtant l’histoire de la christianisation de ce pays est tout-à-fait originale, hors des normes.
L’Irlande ne fut jamais soumise à la domination romaine, ni à une quelconque autre occupation étrangère, d’ailleurs. L’Eglise chrétienne ne s’y est donc pas implantée par la force et elle a été confrontée à un paganisme vierge de toute influence. Or, en dépit de ces paramètres, sous l’impulsion de Saint Patrick, le pays tout entier s’est converti au christianisme, en moins d’un siècle et cela sans aucune violence : il n’y a pas eu -ou quasiment pas- de martyr de la Foi en Irlande. Et c’est elle, nouvelle convertie, qui envoie, dès la fin du VIe siècle, des missionnaires vers d’autres terres.
C’est la contradiction entre ces deux faits, un paganisme fort et une christianisation facile, qui m'amène à poser la question des modalités de l’installation du christianisme en Irlande. Une telle question paraît d’autant plus pertinente que l’église irlandaise, éloignée du monde du fait de sa situation géographique et du contexte troublé des débuts du Moyen Age, a évolué « en vase clos », loin des regards de Rome. Le caractère original qu’elle a pu acquérir remonte à cette période cruciale au cours de laquelle paganisme et christianisme se sont côtoyés et où l’Eglise eut certains choix à accomplir pour s’implanter
Saint Patrick
Dans la tradition irlandaise, il est le premier évêque des Gaëls ; il est celui qui a implanté de façon durable le christianisme en Irlande ; il est celui qui a évangélisé un pays entier. De lui, et de son passage dans l’histoire, nous avons gardé des traces, à commencer par ses propres écrits qui sont la Confessio et la Lettre contre Caroticus. Grâce à l’analyse conjuguée de ces textes, des annales irlandaises, des vitae, il est possible de reconstituer ce que furent sa vie et sa mission en Irlande. Pourtant, des incertitudes et des confusions demeurent car Patrick, personnage historique, est aussi un être de légende et donc, aux premiers siècles de l’Eglise irlandaise, les clercs ont amalgamé à sa vie des actions d’autres personnages, ou en ont déformé certains épisodes. Enfin, certains lieux, certaines dates qui jalonnent sa vie sont parfois assez flous.
Patrick n’est pas un Irlandais. Il est né vers 385-390 en Bretagne romaine, sur la côte Est. Le père de Patrick, Calpornius, fut décurion civil c’est-à-dire membre du conseil local (ordo) de sa ville, responsable de la perception des impôts, et donc était assez aisé pour posséder une villa romaine près de la mer ; c’est là que Patrick, alors âgé d’environ seize ans, eut son premier contact avec les Irlandais : Enlevé par des pirates irlandais, lui et ses frères et sœurs, il devient l’esclave d’un homme (la légende parle soit d’un druide soit d’un roi ) dont il gardait le bétail. C’est là qu’il aurait trouvé la foi même s'il appartenait à une famille chrétienne. Patrick, en Irlande, vit sa foi de chrétien en se basant sur les souvenirs d’une éducation religieuse certes légère , mais sa véritable formation religieuse se fait après sa fuite d’Irlande.
Ici encore, de nombreuses incertitudes demeurent sur le parcours de Saint Patrick. L’opinion générale veut qu’il soit allé en Gaule et dans quelque île de la mer Tyrrhénienne suivre l’éducation religieuse qui lui manquait [1]. Les « vitae » le représentent comme un disciple de Saint Germain d’Auxerre (évêque de 418 à 448), ce qui peut être considéré comme exact historiquement. Là, il aurait étudié les Evangiles –qu’il a certainement appris par cœur, puisqu’on en retrouve de nombreux emprunts dans ses écrits-, fait connaissance avec la vulgate de la Bible (réalisée par Saint Jérôme), découvert la littérature des « vitae » dont la plus célèbre, celle de Saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Quant à ses séjours probables dans les îles de la mer Tyrrhénienne, peut-être Lérins, ceux-ci ont dû lui inculquer cette admiration pour le monachisme et l’idéal érémitique qu’on lui retrouve pas la suite. Mais ce séjour n’a pas dû être long car, s’il l’avait été, Patrick se serait sans doute davantage familiarisé avec le latin –et avec la rhétorique –dont il déplore constamment l’ignorance. Non, il semble évident que Patrick demeure le plus souvent en Bretagne, dans son pays, où il fut ordonné diacre. C’est en Bretagne qu’une commission de « Seniores » le consacre évêque dans le but de convertir les Irlandais. Rappelons qu’à cette époque l’Eglise chrétienne était organisée en représentante de la religion officielle également en Bretagne. Avec l’affaire de l’hérésie pélagienne, Rome fit montre d’un intérêt très vif pour la Bretagne et y envoie, en 429, Saint Germain d’Auxerre pour lutter contre la doctrine de Pélage. Parallèlement, le christianisme s’étend progressivement dans les îles de Bretagne.
[1] cf. « Dicta Patricii » dans le Livre d’Armagh dont le premier a toutes les apparences de l’authenticité : « la crainte de Dieu fut comme un guide pour moi à travers la Gaule et l’Italie et les îles de la mer Tyrrhénienne ». On peut retrouver ce texte dans le livre de Bieler et Kelly,The Patrician Texts in the book of Armagh ,Dublin, 1979
En 431 (d’après le chronique de Prosper d’Aquitaine) Palladius, consacré par le pape Célestin, est envoyé en Irlande en tant que premier évêque des « Irlandais croyant dans le Christ ». Sa mission consistait en l’organisation de ces communautés chrétiennes. De Palladius, par la suite, il n’y a plus aucune trace. Peut-être est-il revenu en Bretagne peu de temps après, telle est du moins l’une des versions de la légende, une autre étant qu’il est mort martyr en Irlande. C’est alors, ou quelque temps auparavant, que sous l’impulsion d’un évêque ami de Patrick, l’Eglise éleva celui-ci à la charge épiscopale, avec mission d'évangéliser l'Irlande. En 432 donc, d’après les Annales d’Ulster, Patrick arrive en Irlande, mais la datation n'est pas certaine.
La lutte contre le paganisme
Sur le déroulement de sa mission en Irlande et tout d’abord sur les méthodes qu’il a employées pour substituer–ou imposer- le christianisme au paganisme dans la vie religieuse des Irlandais, la quasi totalité des sources dont nous disposons sont des sources hagiographiques : les Actes de Patrick par Tirechàn, élève de Ultan, évêque de Ard Braiccen (dans le Meath), et mort en 657. On les trouve dans le Livre d’Armagh. Ces Actes sont davantage un relevé des églises fondées par Patrick qu’une véritable biographie. Une autre « Vie », que l’on trouve également dans le Livre d’Armagh est la Vita tripartita par Muirchù moccu Machteni, attaché à l’église de Slebte (dans le Leinster) et vivant fin VIIe –début VIIIe siècle. Enfin, nous pouvons lire la Vie de Patrick par Jocelyn de Fursa, datant de la fin du Xe siècle. Il existe aussi des histoires locales concernant Patrick, aux auteurs anonymes, écrites en irlandais et qui se trouvent dans les livres de compilation tels que le Livre de Lismore ou encore le Livre d’Armagh. Ajoutons les hymnes en l’honneur de Patrick dans le Stowe missal et autres écrits monastiques.
Il s'agit donc de comprendre les intentions des rédacteurs de ces Vies de Patrick, et non pas de chercher à reconstituer son parcours réel. Ces textes avaient probablement comme fonction première de réaffirmer la supériorité de la religion chrétienne sur les croyances et pratiques païennes qui ont longtemps survécu à l'évangélisation.
Ce qui frappe d’emblée à la lecture des actes de Patrick en Irlande, ce sont deux actions d’éclat, deux gestes symboliques et provocateurs qui semblent avoir eu pour but de marquer la prise de pouvoir du christianisme sur le sol irlandais. La première de ces actions est rapportée dans la Vie tripartite et dans le Livre de Lismore.
Voici le récit des actes du saint. Patrick veut célébrer Pâques à Temair (ou Tara) en allumant un grand feu pascal, selon l’usage dans les églises occidentales. Or, les Vies nous disent que ce soir-là avait lieu à Tara une grande fête païenne dont le cérémonial comportait une prohibition : aucun feu de devait être allumé dans les alentours (ou dans toute l’Irlande) avant que les druides du roi Loegaire n’aient allumé celui de Tara. Cette fête a été identifiée comme une fête du renouveau de la nature, du début du printemps, célébrée vers le 25 mars dans beaucoup de religions. On a aussi pensé à Beltaine mais la fête de Beltaine se tenait le ler mai, bien trop tard, donc, si l’on veut la faire correspondre à Pâques. Par une heureuse coïncidence, en 433, Pâques tombe le 26 mars, date de la fête païenne. C’est assurément cette année-là que Patrick alluma ce grand feu à Tara, soit un an seulement après son arrivée. Sa mission a donc dû être un succès éclatant pour que, si peu de temps après son début, Patrick se sente suffisamment assuré au point d’accomplir, devant les druides, le roi et les guerriers, cette provocation qui consiste à substituer au feu païen le feu pascal brûlant seul dans la nuit, au sommet de la colline dominant l’assemblée des « gentiles » (terme qu’utilise Patrick pour parler des païens)
« Quand le glorieux moment de Pâques fut venu, Patrick jugea qu’il n’y avait pas d’endroit plus propice, pour qu’ils célèbrent la principale date de l’année, qu’à Mag Bregh, dans le haut lieu de la sorcellerie et de l’idolâtrie d’Irlande et dans la principale forteresse d’Irlande c’est-à-dire Tara.
Il prit congé de Dichu et mit son bateau à la mer et alla à Inver Colptha et par terre se rendit sur la tombe des hommes de Fiacc ; et il planta sa tente là et le feu consacré de Pâques fut allumé par lui. C’était au moment où les païens célébraient cette saison ; et le roi de Tara avait comme « geiss » de ce que aucun feu ne fût allumé, cette nuit-là, avant le feu de Tara.
Patrick ne connaissait pas cet interdit et, l’eût-il connu, cela ne l’aurait pas entravé.
Quand le peuple de Tara fut rassemblé là, il vit le feu que Patrick avait allumé, car celui-ci illuminait tout « Mag Bregh ».
Alors le roi dit : « Il y a une infraction à la loi et à ma prohibition ; trouvez pour nous qui a fait ce feu. »
« Nous voyons le feu, dirent les magiciens, et nous savons que, à moins qu’il ne soit éteint avant le matin, depuis la nuit où il fut fait, il ne sera jamais éteint. »
Alors la colère prit le roi et son chariot fut préparé pour lui et il alla sur la tombe deshommes de Fiacc. »
Dans le récit de Miurchù de la
Vita tripartita , les druides disent au roi Loegaire :
« Ce feu que nous voyons, qui que ce soit qui l’ait allumé cette nuit, ne s’éteindra jamais dans l’éternité. Il prévaudra sur tous les feux de notre coutume. Et le règne survenant de celui qui l’a allumé cette nuit nous vaincra tous. Il te soumettra et tous les hommes de ton royaume. Tous les royaumes tomberont devant lui et lui-même emplira toutes choses dans les siècles des siècles. »
Le sens de cet épisode est donc clair : d’abord Patrick se met en dehors de la loi tant séculière que religieuse. Il s’affirme par ce geste supérieur à la loi et supérieur au roi. Il affirme aussi, du même coup, la toute-puissance de Dieu qui légitime son action, et de la foi chrétienne qui lui donne la force de braver un roi. En outre, il provoque les druides, représentants de la religion païenne et aussi responsables du « geiss » lancé contre le roi, à savoir l’interdiction de faire un feu avant que celui de Tara ne soit allumé. Un « geiss » (plur.« gessa ») était une sorte de tabou, d’interdit magique lancé par un druide sur une personne et obligeant celle-ci à se comporter selon la manière convenue par le « geiss » ; ajoutons que cette pratique consistant à prononcer un interdit contre une personne était fort courante chez les druides et les poètes et qu’elle avait un caractère religieux parce que magique. Enfin, en règle courante, plus le personnage est grand (un héros, par exemple) plus il est chargé d’interdits, ainsi Cu Chulain, principal héros irlandais et fils présumé du dieu Lug, comptait une dizaine de « gessa » pesant sur lui.
La deuxième provocation de Patrick, plus violente et moins subtile, concerne l’idole de Mag Sleacht. A Mag Sleacht, en effet, se dressait l’idole la plus vénérée d’Irlande, nommée Cromm Cruaich, ornée d’or et d’argent, entourée de douze autres dieux en cuivre. Cette idole se présentait sous la forme d’une pierre levée, effectivement couverte d’or et d’argent, puisque Cromm est un dieu céleste, détenteur des puissances du soleil et du tonnerre. Elle représentait aussi, probablement, l’Omphalos de l’Irlande, ce qui implique sa situation au centre d’un territoire sacré (« nemetos ») sûrement dirigé par un collège de druides. Cromm Cruaich était ainsi le centre d’un sanctuaire païen. Or, « quand Patrick vit l’idole depuis l’eau nommée Guth-ard et quand il se trouva près de l’idole, il leva les mains pour porter le bâton de Jésus au-dessus d’elle mais ne l’atteignit pas (…) seulement son côté droit, face vers le Sud, c’est-à-dire vers Tara ».
Le passage suivant est plus explicite :
« Patrick vint dans la plaine où l’idole avait été élevée et, levant la main droite, menaça de l’abattre d’un coup du bâton de Jésus. Mais le démon qui était dans l’idole, craignant Patrick, tourna la pierre vers le côté droit et la marque de la crosse resta encore sur le côté gauche ; cependant la main du saint ne quitta pas la crosse.
La terre engloutit même les douze autres idoles jusqu’à la tête et c’est tout ce qui subsiste en mémoire de ce miracle. Mais le démon qui avait longtemps habité l’idole et qui abusait des hommes, sortit sur l’ordre de Patrick.Quand les peuples, avec leur roi Loegaire, le virent, ils eurent peur et prièrent St Patrick d’ordonner à cet horrible monstre de s’en aller de leur présence. St Patrick lui ordonna d’aller dans les abîmes. »
La Vita tripartita dit également qu’à la fin de la journée du voyage qui mena Patrick à Mag Sleacht, la broche du saint tomba en se détachant de son manteau et se recouvrit de bruyère : à cet endroit, il fonda une église.
La signification de ce passage est simple. La broche, en Irlande, est le symbole de la royauté ; généralement en or ciselé, ornée de pierres précieuses (ou considérées comme telles), elle est le bijou par excellence des rois. Patrick en porte une ; celle-ci, par la volonté divine, tombe sur la terre et s’enracine : Patrick prend donc symboliquement possession de cette terre, de la terre de Cromm. Il le détrône ensuite dans les faits, par ce geste de le frapper de sa crosse d’évêque. Mais sa volonté n’est pas pleinement réalisée car Patrick n’atteint que le côté gauche de l’idole celle-ci ayant tourné, selon la légende, vers son côté droit, face à Tara. C’est ce qui s'appelle une « dextratio », c’est-à-dire le fait de se tourner ou d’aller vers la droite. Il s’agit d’une pratique irlandaise venant des druides et était utilisée pour favoriser le sort (a contrario, la circum-ambulation vers la gauche amène le mauvais sort et est mauvais présage).
Et de fait, Cromm, bien loin de disparaître à jamais, a survécu à travers le christianisme. Qui était Cromm auparavant ? Il occupait une place incontestée dans le panthéon irlandais. C’était un ancien dieu des populations antérieures aux Tuatha de Danan qui amenèrent avec eux les dieux célestes. Mais Cromm n’a jamais été détrôné même s’il a dû composer avec Lug, dieu des Tuatha Dè, qui occupe des fonctions similaires dans le panthéon des dieux « ouraniens ».
Si nous nous référons au
Dindsenchas en prose, nous pouvons lire :
« Jusqu’à l’arrivée de Patrick, (Cromm) était le dieu de tous les peuples qui avaient colonisé l’Irlande »
et aussi, provenant du Dindsenchas en vers et du
Voyage de Bran
« Il y avait ici une idole puissante, à la force guerrière, qu'on appelait Cromm CruaichIl empêchait la paix entre les tribus [ autre version : il portait la force, et la paix, dans chaque tribu]C'était une force mauvaise et triste[pourtant] Les braves Gaels le vénéraientDe lui, ils attendaient, contre l'hommage,quelques récompenses dans ce monde difficile.
Il était leur dieu,Cromm le desséché, entouré de brumesSon peuple dont il renversait chaque arméen'aura pas part au royaume éternel
Pour lui, sans gloire,ils tuaient les faibles nouveaux-néstout en gémissant, et dans la crainte,pour arroser de sang Cromm Cruaich
Le lait et le blé,ils lui demandaient hâtivementEn échange du tiers de leurs richesses.Grandes étaient l'horreur et la peur qu'il inspirait.»
Cromm était un dieu craint de tous, un dieu vindicatif et exigeant – ainsi les offrandes qui lui étaient faites, bétail et premières pousses de printemps, s’élevaient au tiers de la richesse de chaque homme d’Irlande. Une divinité de cet ordre était difficile à abattre, même dans un pays où les mentalités ne se satisfaisaient plus des cadres de la religion primitive. C’est pourquoi l’église chrétienne l’intégra à son histoire en l’humanisant et en en faisant soit un personnage évangélisé par Patrick alors qu’il s’opposait à lui (légende locale du West Mayo) soit le serviteur de St Patrick (à Askeaton, county Limerick). Autrement dit, Cromm sera désormais toujours associé à un Saint ou à une Sainte. La fête de ce Cromm-là, le dernier dimanche de Juillet, parfois appelé « Garland Day » (les Jour des Guirlandes) correspond à l’ancienne fête païenne consacrée au dieu Cromm.
A travers les dieux irlandais, ce sont bien évidemment les druides que Patrick visait. Ceux-ci, appartenant à un collège sacerdotal fermé et puissant, étaient omniprésents dans la société. Ils avaient essentiellement trois fonctions. La première consistait à accomplir les différentes cérémonies religieuses locales. La seconde concernait l’instruction : les jeunes gens, fils de rois ou de riches paysans, se rendaient auprès des druides pour apprendre et certains d’entre eux, après de nombreuses années d’apprentissage, seraient-ils peut-être druides eux-mêmes ; aussi le druide, dans les récits, est-il souvent accompagné de deux ou trois élèves. Enfin, le druide est aussi le magicien et le conseiller du roi sur lequel il possède de redoutables pouvoirs, ne serait-ce que par le « geiss » qu’il peut lancer sur lui, ou encore par la satire qui peut amener sur le roi la honte et la dégradation physique (un roi satirisé par un druide par suite d’un refus d’obéissance , ou pour tout autre motif, porte souvent sur son visage la marque de son déshonneur : trois boutons énormes, rouges, noirs…)
A leur caste sont associés également les poètes (qui peuvent, eux aussi, user de la satire), les législateurs (qui récitent les lois ancestrales), les devins-médecins, les prophétesses et les voyants.
En fait, le nom de druide est le nom générique donné à tout homme possédant les techniques religieuses, magiques, et donc la connaissance, quelle que soit sa spécialisation ou sa fonction. Les devins, médecins, professeurs, poètes etc. font partie de la classe sacerdotale druidique et portent le nom de leur fonction ; ceux qui, dans les textes, apparaissent comme « druides » sont ceux appartenant à la division supérieure, les maîtres, les grands magiciens, réunissant toutes les capacités du sacerdoce. Ceux-là sont près des rois, ceux-là déterminent la vie religieuse de leur pays, la croyance et la peur en leurs dieux et en leurs pouvoirs.
C’est pourquoi Patrick, voulant établir le christianisme, se devait de s’attaquer à eux, leur ôter de leur prestige, créer le doute dans les esprits quant à leurs pouvoirs. Pour y parvenir, il s’attaque, nous l’avons vu, à leurs fêtes et à leurs dieux et là Patrick se montre bien plus fort que les druides. Mais il va aussi organiser une sorte d’ « épreuve » au cours de laquelle druidisme et christianisme furent spectaculairement confrontés. Elle eut lieu à Tamair Breg, à quelque distance au Sud-Est de la « croix d’Adamnan » (tel est le nom actuel d’une pierre sacrée que le christianisme a surmontée d’une croix de bois). Là, une maison de bois fut construite face à un sanctuaire dédié à Cernunnos dont les druides du roi Loegaire espéraient la protection (remarquons que, par la suite une église fut élevée à cet endroit). Si l’on en croit le récit de Muinchù, on aurait enfermé dans cette maison d’une part le Saint Bénen, un disciple de Patrick, revêtu de la tenue du druide Lucetmoel et, d’autre part, ce druide lui-même vêtu des habits du saint. On mit le feu à la construction sous les yeux de Patrick, du roi Loegaire, des druides et des chrétiens, chacun se recommandant à son dieu pour que son héros l’emporte. Bien sûr, le Saint sortit vainqueur de cette ordalie : ses vêtements étaient entièrement consumés par le feu mais son corps était sauf ; en revanche, il ne restait plus rien du druide, ses vêtements- ceux du Saint- étaient, eux, intacts.
Le combat du druide et du Saint est un épisode convenu de l’hagiographie irlandaise, que ce soit chez Patrick ou chez les premiers saints évangélisateurs (Saint Benignus ou Saint Berach, par exemple) voire, plus tardivement, chez Saint Columcille (les épisodes de sa lutte contre le druide Broichan, son ennemi personnel, nous sont rapportés par Adamnan).
Dans leur opposition à Patrick, les druides suscitent l’hostilité des rois à son encontre, lancent contre lui des charmes, tentent même de le tuer en l’empoisonnant. A cet égard, une des gloses de l’Introduction du Senchus mor est significative. Elle vise à donner l'étymologie du nom de lieu « Nith nemonnach », où le Senchus Mor aurait été rédigé : Nith nemhneach, de la boisson empoisonnée qui fut donnée à cet endroit à Patrick .
Il y est dit que « une pleine coupe de poison fut donnée (à Patrick) par l’un des druides et cela fut immédiatement révélé à Patrick. Il dit alors les paroles suivantes sur la boisson : « Iubu fis fri ibu fis ibu anquis / Fris bru uatha, ibu lithu, Christi Iesu » Et quiconque prononce ces paroles sur du poison ou de la boisson n’en aura aucun dommage »
L’incantation attribuée à Patrick est incompréhensible. Peu importe. Ce passage est l’écho, de la lutte que la nouvelle religion -et ses prêtres- eut à mener contre les représentants de l’ancienne religion. Il montre que la légende de St Patrick insiste sur sa supériorité magique : il s'agit d'un combat qui vise à démontrer la supériorité du christianisme. Saint Patrick, et les autres premiers hommes d'Eglise irlandais se portent sur le terrain druidique, provoquant tremblements de terre et autres miracles,
« Il se battit contre les druides au cœur dur »
« La raison pour laquelle il (la lorica de Patrick i.e. feth fiada, c’est-à-dire « brouillard d’invisibilité », caractéristique de la magie druidique) a été composé est que Patrick voulait se protéger lui et ses moines, contre des ennemis mortels qui guettaient ses clercs.
Il n’est, en revanche, pas d’exemple retenu par la tradition de la conversion d’un druide au christianisme à la suite d’une prédication. Celle-ci ne vient que dans un 2e temps.
« Après ce jugement, Patrick demanda aux hommes d’Irlande de venir en un endroit pour s’entretenir avec lui à ce sujet. Quand ils vinrent à l’assemblée, l’évangile du Christ leur fut prêché à tous. Quand les hommes d’Irlande entendirent parler de la mort des vivants et de la résurrection des morts, de la puissance de Patrick depuis son arrivée en Irlande ; quand ils virent que Loegaire et ses druides étaient vaincus par les miracles et les merveilles qui étaient faits en présence des hommes d’Irlande, ils se prosternèrent en signe d’obéissance à Dieu et à Patrick. »
Cependant, la conversion des Irlandais ne pouvait pas relever simplement du remplacement de dieux devenus inefficaces par un dieu plus puissant, mais qui relèverait des mêmes logiques. La prédication devait prendre le relais pour modifier, en profondeur cette fois-ci, les représentations païennes du rapport de l'Homme à la divinité.
Dans ses prêches, Patrick devait tenir sensiblement le même discours que celui qu’il tient dans la déclaration de foi de la Confessio :
« Car il n’y a pas, il n’y eut jamais auparavant, il n’y aura pas dans la suite des temps d’autre Dieu que Dieu, le Père inengendré, sans commencement, d’où procède tout commencement, et qui maintient toutes choses, comme nous le disons ; et son Fils Jésus-Christ qui, nous l’attestons, est toujours demeuré avec le Père, engendré spirituellement d’une manière ineffable avant l’origine du monde auprès du Père, antérieur à tout commencement, et par lui ont été créées les choses visibles et les invisibles ; il s’est fait homme ; après avoir vaincu la mort, il a été admis au ciel auprès du Père ; et (le Père) lui a donné une puissance absolue sur tout être qui se peut nommer au ciel, sur terre et aux enfers ; et toute langue doit lui rendre ce témoignage que Jésus-Christ est Seigneur et Dieu, c’est en lui que nous croyons et lui dont nous espérons la venue prochaine, lui « le juge des vivants et des morts, qui rendra à chacun selon ses œuvres et qui a répandu abondamment en vous son Esprit-Saint », don et gage d’immortalité, qui de ceux qui croient et obéissent fait des « fils de Dieu » et des « cohéritiers du Christ »: c’est Lui que nous confessons et que nous adorons, un seul Dieu dans la Trinité du nom sacré. »
Il faut rappeler que la Confessio fut écrite par St Patrick au soir de sa vie et après presque trente ans d’activité missionnaire. Or, ce « credo » n’est pas entaché d’influence païenne. Il est strictement relié aux Evangiles que Patrick connaissait par cœur et dont il avait prêché de larges extraits aux Irlandais. Cependant, Patrick insiste sur Dieu davantage que sur Jesus. On sait que le "personnage" de Jesus, dieu fait homme et mort sur la croix avant que de ressusciter, pose un problème à la mentalité païenne. S'il est primordial pour comprendre la bonne nouvelle, la résurrection des corps, il est complexe par sa nature (à la fois divine et humaine), par son message moral (humilité, refus de la puissance, amour inconditionnel...) et par son histoire (la mort ignominieuse sur la croix).
C’est par le biais du Dieu créateur que Patrick voulait se faire comprendre. « Dieu est la source de toute chose », voilà ce qui devait être son principal enseignement, comme nous l’indique le récit d’une conversion conservé dans la Vita Tripartita rapportant le discours que Patrick tint aux filles de Loegaire :
« Notre Dieu est le Dieu de tous les hommes, le Dieu du ciel et de la terre, de la mer et des fleuves, du soleil et de la lune, de tous les astres, le Dieu des hautes montagnes et des basses vallées. Dieu a sa demeure sur le ciel, dans le ciel et sous le ciel, sur la terre et la mer et tout ce qui est en elles. Il inspire tout, il vivifie tout, il surpasse tout, il soutient tout. Il allume la lumière du soleil, la lumière de la nuit, il fait des sources dans la terre aride et des îles sèches dans la mer (…) »
Le discours est adapté à la mentalité païenne, tant il est vrai que la mythologie païenne abonde en dieux des rivières, des arbres, en dieux des éléments (Cromm, par exemple). Les personnes juraient par les éléments et par les dieux de leur peuple. L’usage resta. C’est pourquoi, pour inculquer aux populations chrétiennes l’idée que les éléments ne méritaient aucun hommage religieux, qu’ils tenaient leur force et leur beauté uniquement de Dieu, le clergé mit en circulation des expressions comme celle-ci : « Seigneur des éléments » que l’on retrouve nombreuses dans les hagiographies.
Quant au message central de la résurrection, la croyance en la résurrection des morts au jour du Jugement Dernier, le devoir de faire offrande de soi au Christ qui a triomphé de la mort pour racheter l’humanité de ses péchés, il bénéficiait d'un élément favorable. En effet, les croyances celtes favorisait la compréhension par les Irlandais de ce point du message chrétien : un dieu-druide du panthéon irlandais, le Dagda (littéralement, le Dieu-Bon)- dont la fille est Brigit- est le maître des éléments, de la science, le dieu du temps atmosphérique (donc, le dieu des éléments), le maître de l’éternité, guerrier et souverain ; il possédait, comme principaux attributs, une massue qui tue par un bout et ressuscite (dans l’autre monde) ainsi que le chaudron, symbole d’abondance, qui ressuscitait également les guerriers. Le Dagda est donc le dieu suprême, maître des vivants et des morts, ressuscitant les corps, tout comme le Dieu de Patrick.
La mise en
place d’une église d’Irlande
= L’implantation
par les tuatha
L’originalité de
l’Irlande au Ve siècle consiste dans le fait qu’il n’existait pas de
cités, le pays étant, à l’époque, essentiellement agraire. Des noms tels que
Tara, Tailtiu etc. ne correspondent pas à des noms de villes : ce sont les
résidences du roi local. Là se trouvaient un palais, un sanctuaire et les
services dépendant du palais. De plus, le pays était cloisonné en tribus (les tuatha)
indépendantes les unes des autres, gouvernées par des chefs lesquels, par le
système du clientélisme, étaient sous l’autorité du roi de la région.
Il y avait
quatre grandes régions en Irlande : l’Ulster, le Connaught, le Leinster et
le Munster, partant quatre rois de province. Une cinquième région se
superposait à ce découpage, région au statut aussi particulier que controversé
dont le nom était le Mide ou le Meath, censée se situer donc au centre de
l’Irlande. Elle comprenait 1/5ème du territoire de chaque province
et englobait les quatre plus grands lieux sacrés de l’Irlande : Uisnech
dans le Connaught, Tailtiu dans l’Ulster, Tara dans le Leinster et Tlachta dans
le Munster. Le Meath, omphalos de l’Irlande, était régi par un roi que d’aucuns
ont considéré comme un roi suprême de l’Irlande. Cela n’est pas prouvé et il se peut que ce soit une
légende forgée vers le VIIème siècle. Il n’en reste pas moins que le
roi du Mide, résidant à Tara, avait un pouvoir religieux dépassant les limites
des quatre provinces.
Dès lors, on
comprend pourquoi Patrick s’est attaché à convertir le roi de Tara de
son époque, Loegaire pour qu'il apporte sa caution à Patrick qui, à partir de ce moment, eut partie gagnée.
Mais dans un
pays sans organisation centralisée et sans réel moyen de communication, Patrick,
sûr de l’accord de Loegaire, dut sans doute partir à travers le pays auprès des rois
locaux puis des chefs des tuatha pour
les convertir. L’évangélisation s’est donc faite à partir des rois : ce
sont eux qui, une fois acquis au christianisme, ont changé la religion de leur
peuple.
« Un jour, Patrick alla dans la partie ouest de
Connaught, à savoir la plaine de Sivil. Et il entra dans la maison de Echen,
fils de Brian, fils de Eochu, roi de Connaught. Patrick demanda l’hospitalité
et Echen la refusa. Alors Patrick alla à l’endroit où il y a maintenant
l’église de Mag-Sivil. Et là, il fonda une église dans laquelle il laissa
l’évêque Filart.
Ensuite, le roi se
repentit et alla voir Patrick ; il vint avec sa mie et ses frères et une
grande escorte de son armée. Et Patrick dit à Echen : «N’es-tu pas le
roi ? » Echen répondit : « Je ne le suis pas. »Alors Patrick dit à
Echen : « Tu ne seras pas roi et il n’y aura pas de roi de ta
semence jusqu’à la fin du monde. »Alors un jeune frère,
un des fils de Brian, dit à Patrick : « Je suis le roi. » Et
Patrick répondit : « Tu seras le roi, et de ton sang il y aura des
rois pour toujours. » Et les fils de Brian ont cru dans le Seigneur à
partir de ce moment et furent baptisés, sauf Echen et sa femme, ni ses enfants.Et la reine, la femme
de Echen, vint à Benignus, fils de Sescien, disciple de Patrick et lui
dit : « Moi et le roi, ainsi que nos enfants, serons toujours à ton
service si tu fais la paix entre nous et Patrick. »Et Benignus
répondit : « Si Dieu le veut, je le ferai. Allez, toi et le roi et
vos enfants, avant nous, jusqu’au village nommé Village de l’Assemblée.
Ils le firent. Alors
Benignus transforma Echen en faon sortant du bois. Et Benignus demanda à
Patrick : « Bénis le faon qui saute vers nous et se réjouit. »
Patrick répliqua : « Je ne bénirai pas le faon parce qu’il a les oreilles
de Echen, qui souvent m’a résisté. »
Après la prédication
et la conversion des populations, le travail de Patrick était de mettre sur pied les cadres de
l’église et d’organiser la communauté chrétienne naissante.
Tout d’abord,
les nouveaux convertis étaient baptisés. Baptême
d’adultes qui symbolisait le début d’une nouvelle vie au sein de l’Eglise.
Hommes et femmes étaient baptisés selon le même rite dont nous avons un écho
dans la Lettre aux soldats de Caroticus
:
« Crismati neophiti in veste candida –
flagrabat in fronte ipsorum »
Les baptisés, en
vêtement blanc, recevaient le chrême sur le front. Patrick considérait qu’à ce
moment il les avait « engendrés » pour Dieu et dans le Christ.
Nous avons conservé dans le
« Stowe Missal » le plus ancien missel de l’Eglise Chrétienne étant parvenu jusqu'à nous, un ordo baptismi qui contient de nombreuses
traces de la lutte menée par les clercs contre le paganisme. Ce texte est, bien
évidemment, postérieur à l’époque de Patrick mais il doit comporter un certain nombre de
similitudes avec ce que Patrick devait dire ou faire lors d’un baptême. Cet
« ordo baptismi » apparaît
dans les folio 45b et 64a du « Stowe Missal »[1] ainsi que dans les
pages 207-225 du livre de F.E.Warren, The
liturgy and ritual of Celtic Church ,London, 1987 :
Fol. 46a « Domine,sancte pater, omnipotens aeterne
deus, expelle diabolum et gentilitatem ab homine isto, de capite, de capillis,
de vertice, de cerebro, de fronte, de oculis, de auribus (…) »
[...]
Fol. 48a « Ungo
te de oleo sanctificato, in nomine patris, et filii et spiritus sancti. »
Fol. 56b « Deinde,
benedictio completa, mittit sacerdos crisma in modum crucis in fontem, et
quique voluerit implet vasculum aqua benedictionis ad domos consecrandas et
populus pressens aspargitur aqua benedicta. Iterum roga a diacono si credat in
patrem, et filium et spiritum sanctum.-
Credis in deum
omnipotentem ? Credo
Credis et in ihesum christum
filium eius unicum dominum nostrum natum et passum ? Credo
Credis et in spiritum
sanctum, aeclesiam catholicam, remissionem peccatorum, carnis resurrectionem ?
Credo
Descendit in fontem et
tingitur ter vel aspargitur. Postquam baptizaretur oleatur cresmata in cerebrum
in fronte, et dat vestem candidam diaconus super capute in frontae »-
[1] Le « Stowe Missal » provient d’une église du Munster. Il se présente sous une couverture de métal qui date du XIe siècle. Il fut rédigé par divers scribes dont le plus ancien écrivait au IXe siècle mais, ponctuellement, son contenu est antérieur.
Immersion, complète ou non, du candidat dans l’eau consacrée, paroles d’exorcisme contre les anciens dieux et répudiation de l’erreur païenne, récitation du credo chrétien. Selon toute vraisemblance, c’est ainsi
que devait se dérouler le baptême dans les premiers temps de l’Eglise d’Irlande
et donc à l’époque de Patrick.
Outre le
baptême, le travail missionnaire de Patrick consistait en l’ordination des
prêtres pour ses églises ainsi qu’en la consécration de quelques évêques.
Ceux-ci devaient certainement le suivre à travers ses voyages qui le menaient
surtout dans le Nord et l’Ouest de l’Irlande : Connaught et Ulster. Or, ces hommes sont pris dans l'ancien collège sacerdotal et notamment de nombreux « fili » devinrent prêtres quand le triomphe de la nouvelle religion fut assuré. L’Irlande, en quelque sorte, conserva le même personnel religieux.
Parmi eux, le poète Fiacc de Sleibte fut le premier en Leinster à recevoir la consécration
épiscopale :
« Patrick partit de Tara pour le pays de
Leinster et lui et Dubthach,
arrière-petit-fils de Lugair se rencontrèrent à Domnach Mar Criathar dans le
Hui Cinsselach. Patrick demanda à Dubthach un candidat-évêque parmi ses
disciples de Leinster, à savoir un homme libre, de bonne naissance, sans
défaut, sans tache, dont la richesse ne serait ni trop grande ni trop petite,
qui n’ait qu’une seule femme et qu’un seul enfant. Dubthach répondit :
« Je ne connais dans ma suite que Fiacc le beau, du Leinster, qui est
parti de chez moi pour le Connaught avec un poème bardique pour les
rois. » Comme ils pensaient à lui, ils virent Fiacc venir vers eux.
Dubthach dit à Patrick : « Viens pour me tonsurer. L’homme me
viendra en aide pour mon soulagement car son dévouement est grand. »
Là-dessus, Fiacc vint en aide à Dubthach. Patrick le tonsura et le baptisa. Il
lui conféra la qualité d’évêque si bien que c’est le premier évêque qui fut
ordonné à Leinster. Patrick donna à Fiacc un coffret contenant une cloche et un
reliquaire, une crosse et des tablettes. Il lui laissa sept hommes à sa
suite. »
Diverses fondations sont établies par Patrick. Il fit construire de nombreuses églises, assez petites (60 pieds de
long), souvent en bois ou en torchis, auprès desquelles il plaça un prêtre ou
un diacre. Ces églises sont Argetbor (Meath), Collumbus (Meath),
Domhrach Môr (Mayo), Baslic (Roscommon), Dali Bronig (Meath), Ardagh(Longford).
Tirechan, dans un catalogue
qu’il établit sur des prêtres patriciens, en énumère 42 mais il ajoute qu’il y
en avait encore beaucoup d’autres. De plus, outre ces 42 sièges épiscopaux,
Patrick fonda de nombreuses églises disséminées dans tout le pays d’Irlande où
il établit des prêtres et des diacres. Nous n’avons connaissance que d’une
seule église dirigée par un abbé, à savoir Airne dans la baronnie de Costello
(Mayo). Et encore, cette communauté semble avoir inclus des évêques (Sachell et
Loarn) ainsi que des prêtres. En fait, Patrick n’a jamais fondé lui-même de
monastère malgré un attrait certain pour le monachisme. Armagh elle-même,
principal monastère du VIe siècle, fut organisée en son temps en
siège épiscopal.
De Saint Patrick à Saint Columcille : « l’âge des saints »
Saint Patrick, à
sa mort, laisse un pays dans son ensemble converti ainsi que les grandes
structures d’une église chrétienne irlandaise, fille de l’Eglise catholique
romaine. Mais les troubles et les mouvements des populations « barbares » sur le
continent, de même que l’invasion saxonne et angle en Bretagne coupèrent, vers la
fine du Ve siècle, l’Irlande du reste de l’Europe et la
firent évoluer en vase clos.
Dans l’histoire de l’église d’Irlande, il s'agit d'une période faste et mythique, jalonnée
par les figures glorieuses de saints tels que Finnian, Brandan, Comgall, Ciaran
ou encore Brigit, Columcille, Colman, Cumnean…
Tous les grands
monastères irlandais sont, en effet, fondés à cette période qui s’étend des
années 460 à la fin du VIe siècle.
- D’après les Annales, le monastère de Clonard, au
nord du royaume des Ui Neill, fut fondé vers 515-520 par St Finnian de Moville
qui fonda également le monastère de Moville en 540 avant de mourir en 548.
- Clonmacnoise,
dans la région de Shannon, fut fondé entre 540 et 548 par St Ciaran, mort en
548.
- Clonenagh fut
fondé par St Fintan en 548, lequel meurt en 595.
- Bangor, quant à
lui, a été fondé par St Comgall entre 551 et 559 et Clonfert, dans le
Connaught, par St Brandan en 552, 558 ou 564 ; Derry (en 546), Durrow (en
560) et Iona(en 563) furent, eux, fondés par St Columcille.
- Quant au siège épiscopal
d’Armagh, fondé par Patrick, il demeure inchangé sous les premiers successeurs
de Patrick : Benignus (mort en 481), Iarlaithe (mort en 497), Cormac (mort
en 512), Dubthach (mort en 525), Ailill (mort en 535) y sont évêques alors que
leur successeur, Dubthach(ou Duach), lequel meurt en 547, n’est plus appelé
évêque mais abbé. Il y donc eu à cette époque une réorganisation de la
communauté d’Armagh dans le sens de « l’air du temps » c’est-à-dire
vers le monachisme.
Il s’est donc
opéré, au début du VIe siècle, un rapprochement entre les évêchés et
les monastères qui se sont confondus le plus souvent au sein d’une organisation
monastique de l’Eglise grâce à la pratique courante en Irlande de
l’abbé-évêque. Ainsi, l’Irlande du VIe siècle est divisée, du point de vue de la
juridiction religieuse, en vastes zones de la dimension d’une tuath, dirigée le plus souvent par un
abbé qui exerce également les fonctions d’évêque ou qui dispose d’un évêque
attaché à son abbaye lequel étant, dans les faits, inférieur hiérarchique de
l’abbé. Chaque abbaye était autonome et indépendante sauf pour celles qui
faisaient partie d’une « paruchia »
(un ensemble d’abbayes) et dépendaient de ce fait d’une
« abbaye-mère ». On aura compris que l’abbaye ne se limite pas à
l’espace occupé par les moines et à ses dépendances directes, mais correspond à
tout le territoire qui se trouvait sous sa juridiction.
Dans les
hagiographies, ces moines qui se trouvaient constamment par monts et par vaux, combattent leurs opposants, druides ou autres, comme à la guerre [1],
traitent avec les plus grands du royaume, se livrent aux pires macérations sans
fléchir, assurés qu’ils sont de l’appui de Dieu comme de celui d’un ami et
meurent confiants, au terme d’une vie bien remplie, sûrs de se retrouver au
Ciel, parmi les élus du Seigneur.
Ce que l’on
trouve dans les hagiographies concernant l’origine sociale des moines est
corroboré, dans les fais, par l’étude de la population des monastères. Celle-ci
a été réalisée par M. Ryan pour son livre sur le monachisme irlandais [ et aboutit à la conclusion suivante : Les moines sont souvent issus d’une
famille noble ainsi Columcille,
Aed,
Brenain Ciaran de Saigher,
Colman Elo, Colman
de Tir-da-glas, Declan
de Ardmore, Enda
de Aran,
Maedoc de Ferns, ou
Mochua de Balla. De la
même manière, Brigit était la fille d’un roi local.
Quant aux autres, ils étaient pour la plupart soit fils de paysans libres et
possesseurs de vaches (signe de richesse) soit fils d’artisans : Ciaran de
Clonmacnois était fils d’un constructeur de chariots;
Bairre de Cork, fils d’un forgeron;
Mochoemog, fils d’un artisan de la pierre et du bois Pas une seule fois il n’est fait mention d’un moine d’une classe sociale
inférieure. Bien sûr, le but des clercs dans les hagiographies était de magnifier les saints des premiers temps qui ne pouvaient pas être issus d’une famille ordinaire. L’élu de Dieu devait donc se reconnaître dès la
naissance, par ce signe concret d’être bien-né. Or, la noblesse ou l’artisanat,
tel que le métier de la forge, étaient autrefois auréolés d’un prestige quasi
magique, d’où le fait que la plupart de nos saints proviennent de ce
milieu. Néanmoins le fait
est que, d’après les statistiques de M. Ryan, la population des monastères
était majoritairement issue des classes supérieures. Il existe une explication à cela :
elle tient au rôle qu’a joué l’église dans l’éducation des enfants.
Avant le
christianisme, les druides détenaient seuls le savoir, c’est pourquoi ce sont
eux qui se chargeaient de sa transmission. Ils recrutaient des enfants très
jeunes qui étaient destinés à devenir guérisseurs ou hommes de loi, poètes ou
prêtres. L’apprentissage des techniques et du savoir des druides durait
longtemps et tous n’intégraient pas la classe druidique qui devait se composer
des meilleurs. Ainsi, cette classe assurait-elle à la fois son renouvellement
et sa fonction sociale d’éducatrice.
Avec la fin du
druidisme, il y aurait eu un vide d’autant plus grand que « la civilisation gaélique accordait une
prééminence traditionnelle aux études intellectuelles», si l’église
chrétienne n’avait pas pris le relais. « Les enfants qui, aux temps païens, auraient occupé leur jeunesse aux
études druidiques furent alors placés sous la direction de maîtres
chrétiens. ».
Cet
apprentissage durait tout le temps de l’enfance, jusque aux environs de la
dix-septième année, époque à laquelle le jeune homme pouvait, s’il le
souhaitait, demander son admission dans un monastère. Presque tous opéraient ce
choix ; les autres, ceux qui ne désiraient pas entrer en religion,
retournaient alors à l’état laïc :
« The more general sixth century practise was
thus that the future monk should make his early studies and his first steps
along the way of perfection under the guidance of some pious cleric and enter
the monastery proper only when his boyhood was coming to an end. »
Pour mieux
comprendre le système éducatif irlandais au VIe siècle, il faut
enfin ajouter qu’il était jumelé avec la pratique, courante dans les pays de
culture celte, du « fosterage »
c’est-à-dire la coutume qui consistait à placer ses très jeunes enfants dans
une autre famille laquelle, moyennant finances, les élevait. Il y avait donc séparation complète des fils et des filles d’avec leurs
parents pendant toutes les années de l’enfance. En règle générale le « fosterage » se terminait vers
dix-sept ans pour les garçons et quatorze ans pour les filles. D’après ce que
l’on peut lire dans les lois irlandaises, on peut déduire que cet usage était
surtout en vigueur dans les familles aisées, du paysan libre, possesseur d’un
troupeau, jusqu’au roi. C’est cette
pratique du « fosterage »,
comprise comme le moyen de « faire suivre des études » à ses enfants
auprès d’un clerc qui, finalement, explique le recrutement si particulier des
monastères au sein des classes aisées du pays, comme nous l’avons vu
précédemment.
L’appropriation des récits païens par l’Eglise
La mise par écrit quasi systématique des légendes et traditions orales préchrétiennes par les clercs dans les scriptoria des monastères est un des faits majeurs de l’histoire de l’Eglise irlandaise. Les textes qui nous sont parvenus sont intégrés dans des compilations hétéroclites de textes « païens » et textes monastiques, dont certaines sont prestigieuses tel le Livre jaune de Lecan, le Lebor na Huidre ou encore le Livre de Lismore. Les manuscrits peuvent être assez tardifs, mais les textes en eux-mêmes remontent, selon l’avis des philologues, au haut Moyen Âge irlandais, en général aux VII ou VIIIe siècles. Si la transcription peut ainsi être datée avec une certaine précision, le contenu est lui, quasi impossible à dater.
Il s’agit, pour la plupart, de textes mythologiques où évoluent des dieux et des rois célèbres dans le monde celto-irlandais, des personnages conventionnels (le roi, le guerrier, le druide) d’une société archaïque et apparemment préchrétienne. Cependant, à des degrés divers le lecteur ne peut manquer de percevoir, derrière les récits, la « patte » du scribe chrétien. Ses interventions vont de la simple annotation au remaniement de certains récits ou à l’insertion de passages assurément chrétiens dans le cours d’un récit qui n’est pas de même nature. Tout ceci rend la lecture un peu troublante et oblige à se poser la question du processus de la mise par écrit de ces textes. Proviennent-ils de la tradition orale remaniée par les moines afin d’en gommer, si nécessaire, les traits les plus évidents de paganisme ? Sont-ils des compositions délibérées à partir d’un matériau oral dispersé et sans existence propre ? Ou encore, ces textes proviennent-ils de l’imaginaire des moines, nourris de la culture laïque irlandaise ? L’hypothèse généralement admise par les historiens est celle d’une mise par écrit de traditions orales déformées, de façon plus ou moins consciente, par les moines médiévaux.
L’écriture était un monopole religieux pour les irlandais
Le christianisme est arrivé en Irlande, et avec lui, est arrivée l’écriture. Enfin, presque. Précédemment, les druides et les filid n’ignoraient pas une certaine forme d’écriture, mais ils ne s’en servaient que dans des circonstances limitées. Celle-ci se présentait sous la forme d’ogham, c’est-à-dire de traits s’organisant autour d’un axe vertical souvent formé par l’arête d’une pierre. L’inclinaison et le nombre de ces encoches par rapport à cette verticale déterminait une lettre.
Les seules traces de cette écriture se trouvent sur des pierres funéraires où le nom du mort était écrit en écriture oghamique. A part cela, rien ou quasi. Car l’écriture était un monopole druidique et même dans la classe des druides, tous n’y avaient pas accès, tels les poètes ou les juges. Aussi, la culture de l’Irlande était exclusivement orale et il semble bien que des interdits magico-religieux pesaient sur l’écriture. Seuls les plus habiles des druides pouvaient se servir de cette magie dangereuse, utilisée aussi pour la divination.
Avec le christianisme, religion du livre, le rapport à l’écriture était différent, même si les moines restaient les seuls dépositaires du secret de la lecture et de l’écriture. Il semblerait cependant que les hommes de loi, peut-être aussi les poètes, aient eu assez rapidement droit d’utiliser les caractères latins pour noter la langue irlandaise. C’est ce que tendrait à prouver l’existence du Senchus Mor, avec toutes ses gloses. Si la légende (en introduction du texte) en attribue la mise par écrit à la réunion d’un aéropage de juristes autour de St Patrick, on sait maintenant que ce texte, si complexe qu’il est improbable que ses rédacteurs aient été de simples moines, a été mis par écrit autour du début du VIIIe siècle. Ce sont donc des juristes, détenteurs du droit traditionnel irlandais qui l'ont couché par écrit, une fois concilié avec les codes chrétiens. Cependant, le substrat préchrétien est évident avec l'existence dans certaines parties du texte de formules mnémotechniques caractéristiques de la tradition orale. Il en fut de même pour des récits d’une autre nature. Alors que des textes étaient tout à fait éloignés des préoccupations de la morale chrétienne, les hommes d’église irlandais se sont efforcés de les recueillir et de les consigner, les sauvant ainsi de l’oubli.
Plusieurs questions se posent maintenant à nous, la première étant de comprendre comment les moines ont pu avoir suffisamment connaissance de ces récits d’essence païenne au point de les mettre par écrit sans trop en déformer la cohérence interne, et ce plusieurs siècles après l’installation du christianisme. Cela suppose sans doute la permanence des filid, successeurs laïcs des druides, poètes de cour pour la plupart, et leur entrée sans rencontrer d’opposition dans la vocation monastique. Certains d’entre eux sont d’ailleurs devenus célèbres, comme Columcille au VIe siècle. Dans les périodes plus tardives, recopier ces premiers textes alors que le paganisme était mort, a dû être considéré comme inoffensif et correspondre à une demande des cours laïques.
Cependant, dans certains manuscrits, le scribe s’autorisait à émettre un avis sur le texte qu’il recopiait, pour s’en « désolidariser ». Ainsi, on trouve dans une des versions du Tain Bo Cualnge, la « razzia des vaches de Cooley », récit central du cycle épique d’Ulster :
« Mais moi qui ai écrit cette histoire, ou plutôt cette fable, je n’attache aucune foi aux choses qui y sont contenues. Car une partie consiste en artifices des démons et une partie en inventions poétiques ; une partie est vraisemblable, une partie ne l’est pas, et une partie est pour le plaisir des mots. »
Cet état d’esprit explique certaines notations d’origine chrétienne dans les récits. Ainsi, il arrive de voir un dieu, quand il apparaît aux humains, se défendre d’être un démon. Lug, dans le cycle ossianique, apparaît au roi d’Irlande et il énonce :
« Je suis Lug, fils d’Edlenn, fils de Tigernmas (…) Je ne suis pas un scal[1]. C’est après ma mort que je viens vers vous et je suis de la race d’Adam. »
Dans d’autres textes, les dieux sont nommés sorciers ou démons. C’est surtout à propos des pratiques druidiques que les moines n’ont pas laissé passer les occasions de dénigrer et de « sataniser » la magie traditionnelle. Par exemple :
« Les Tuatha De Danann[2] étaient dans quatre villes à apprendre la science et le druidisme, car la science, le druidisme et la diablerie étaient à leur service. (…) A ce sujet, l’historien a chanté :
“Les Tuatha De Danann aux précieux trésors
Où trouvèrent-ils l’enseignement ?
Ils touchèrent à la sagesse parfaite,
Au druidisme et à la diablerie.” »
Ou encore considérons Ogme, champion des dieux celtes, durant la bataille de Mag tured, qui s’est emparé de l’épée de son adversaire, le roi Formoire. Il la tire de son fourreau, la nettoie. Alors l’arme se met à parler et à raconter ses hauts faits. Voici la notation du moine :
« Car, en ce temps, les démons parlaient dans les armes. »
Dans l’article, « la fatalité et la mort dans une légende de l’ancienne Irlande » (OGAM n°10, Rennes, 1958), Mme Françoise Le Roux développe l’exemple suivant. Le motif est traditionnel, c’est celui de la lance et du chaudron. Dans certains textes, la lance « a coutume à ce tour quand elle est mûre pour verser le sang d’un ennemi : un chaudron de venin est nécessaire pour la submerger quand on attend d’elle le meurtre d’un homme. Faute de cela, sa poignée brûle, elle va en travers de l’homme qui la porte, jusqu’à travers le seigneur de la maison royale. ». Ce qui a donné ailleurs : « un chaudron noir [rempli] d’un liquide horrible comme la nuit [est] devant lui, fait par magie de sang de chien, de chat et de druide, si bien qu’on plonge la pointe de la lance dans ce poison liquide quand l’ardeur saisit la lance. ». Si le contenu est le même, dans la 2e version, le moine superpose des jugements de valeur qui ont tendance à obscurcir le sens du rituel et on voit qu’il assimile à ce rituel quasi démoniaque le druide qui met son sang dans ce liquide « horrible ».
Pour terminer, le dernier exemple est tiré du livre de M.L. Sjoestedt, Dieux et héros des Celtes[3]. Il s’agit de la prise de position du moine qui mit par écrit l’épopée de Cu Chulainn et de Fann (Lebor na Huidre, 4034)
« Voici l’histoire de la vision désastreuse envoyée par le peuple des side à Cu Chulain. Car le pouvoir diabolique était grand avant la Foi ; il était si grand que les démons avaient pour habitude de combattre les hommes sous forme humaine et ils leur montraient des choses délicieuses et mystérieuses. Et le peuple croyait qu’ils étaient immortels. »
Donc, les anciens dieux ont existé, c’étaient des démons et l’arrivée de St Patrick, son action et celle de ses successeurs les ont fait mourir.
Cependant, dans la masse des récits consignés, ces exemples constituent une minorité isolée et sont ponctuels. Plus souvent en effet, l’homme d’Eglise préfère une approche moins frontale : s’approprier la tradition païenne en la christianisant par des ajouts.
[1] C’est-à-dire un habitant des sid, tertres ouvrant le monde souterrain.
[2] Les Tuatha De Danann étaient les dieux de l’Irlande. Ce sont eux qui ont amené avec eux dans le pays la magie et le druidisme. Ce passage appartient au Livre jaune de Lecan
[3] Traduit par M. Dillon, Londres, 1949, p.2
Le
remplacement des cultes locaux
Ce que l’on peut
affirmer de façon certaine sont les faits suivants : tout d’abord qu’il
est souvent question d’un saint qui implante une église ou sanctifie un puits
sur un lieu de culte païen. On a vu l’exemple de Patrick installant une église
dans le sanctuaire de Cromm, à Damnach Maighe Sleacht.
On trouve aussi à Tara un puits sacré, nommé Nemnach, en face de « la
maison de Mairisiu », un tumulus surmonté de pierre levées où était
vénérée une déesse irlandaise, Mairisiu, que l’on retrouve en tant que
personnage historique dans la tradition populaire. Ou encore à Tara, il est
fait mention de la « Croix
d’Adamnan » dans les Dind-Senchas
Erenn, croix qui se révèle être, après analyse, une des pierres levées vénérée par les païens que le christianisme a
surmontée de sa croix.
Par ailleurs,
les archéologues fournissent aux historiens des exemples de sanctuaires païens
qui sont devenus, par la suite, des monastères. Ainsi Beg-Eire, sur l’estuaire
de la rivière Slaney, est le site d’un ancien établissement ecclésiastique,
associé au nom de Saint Ibar (Ibar qui signifie "if sacré" en irlandais).
Or, MacAlister [1]pense pouvoir affirmer que cet ancien monastère était
implanté sur un sanctuaire païen localisé exactement au même endroit de
l’île. Il ajoute
également que le processus fut sensiblement le même à Inis Muiredaig, dans la
baie de Sligo :
« The church there, called Teampull na Teineadh, with its sacred
fire-hearth (site of « one of the three sacred perennial fires of Ireland») preserves the
memory of some fire ceremony that assuredly was not christian. It seems also to
be the case at Inis Cealtra, where, as I have shown in my account of the site, there is
very complete evidence for the former existence of a sacred tree. »
Cela nous amène
tout droit au monastère de Kildare et à Sainte Brigid à propos de laquelle dire
qu’elle est la figure christianisée d’une grande déesse irlandaise, voire
pre-celtique, est devenu un lieu commun.
Le monastère de
Kildare se trouve dans la plaine de Liffey, au Nord-Leister. Son nom signifie
« église du chêne », du vieil irlandais Cell Daro. Il avait comme
particularité, outre le fait d’être un monastère double, de posséder
un feu « sacré » que les moniales entretenaient pour qu’il ne
s’éteigne jamais. Ce monastère était, sans doute aucun, dans la continuité d’un
sanctuaire possédant également un feu sacré, auquel un collège de prêtresses
rendait un culte, ce feu étant la manifestation de la déesse Brigh, fille de
Dagda, dieu suprême des Irlandais. La mention du chêne, contenue dans le nom de
Kildare, renforce cette quasi certitude : beaucoup de sanctuaires
irlandais contenaient des arbres sacrés, demeures des dieux.
Le processus qui
a mené Kildare du paganisme au christianisme fut probablement le suivant.
Tout d’abord, on
peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la première prêtresse du
sanctuaire était considérée comme une incarnation de la déesse et portait son
nom. Cette pratique existait en Irlande : on sait, par exemple, que les
rois de Tara portaient sans leur nom le surnom de Eochu , qui provient du mot irlandais signifiant
« cheval ». Or, ce que l’on sait des rites d’accession à la royauté
de Temair, c’est qu’ils comportaient essentiellement une hiérogamie du roi avec
une jument blanche, symbole ou incarnation de la royauté, c’est-à-dire de la
déesse qui « régnait » sur le royaume de Tara.
Il est donc
légitime de penser que la déesse Brigh ait pu donner son nom à la grande
prêtresse de Kildare. Ainsi, dans la succession des Brigid, prêtresses de
Brigh, l’une d’entre elles a dû se convertir au christianisme et entreprendre
de transformer le sanctuaire en monastère.
Cette prêtresse
serait devenue, dans l’histoire de l’Eglise et dans les hagiographies, Sainte
Brigid (ou Birgit), fondatrice du monastère de Kildare, en oblitérant ainsi
tout rapport avec un quelconque sanctuaire.
En revanche, la
personnalité même de Sainte Brigid, telle qu’elle apparaît dans les
hagiographies, n’a pas pu échapper à certains traits de paganisme, ou plutôt,
le rapport qu’il y avait entre Sainte Brigid et la déesse Brigh ne diffère pas
d’avec celui qui devait exister aux temps païens : Brigid est toujours la
figure terrestre de la déesse Brigh.
Un deuxième
élément corrobore indirectement le parallèle existant entre Sainte Brigid et la
déesse païenne. J’en emprunte l’exposé à M. MacCone, dans son article sur
Brigid paru dans la revue Peritia [ :
Brigit appears in numerous placenames of the generally « Cell
Brigte » and « Topar Brigte » type all over Ireland, and there
is a considerable concentration in Leinster
and the Midlands. The
otherwise remarkable spread of her cult
at so early a date is probably due to its roots in that of an identically named
pagan goddess who was indoubtelly once widely worshipped in Ireland and among
the celts on the continent. »
Le Père
Grosjean, dans un de ses articles ,
précise davantage le propos. Il reproduit un texte où une « invocation des
Saintes Brigides » est faite :
« Brigitarum
aricillarum tuarum malint quo arlin dearnahda mur de murrunice domurbrio
rubebroht. »
Qui sont ces
« Brigides » ou cette
« Brigit » évoquée au
pluriel ? Dans le catalogue des vierges homonymes,
on retrouve 9 Brigit et 15 Brigh à travers l’Irlande. Cela nous invite à
supposer que toutes ces vierges de Dieu sont, en fait, les figures locales que
le christianisme a voulu donner à la déesse Brigh, partout où elle était
honorée, et qu’elles sont donc autant de répliques de la grande
Sainte Brigit à qui il fut forgé une histoire plus consistante.
[1]« Temair Breg : remains and traditions of Tara » , MacAlister dans PROC RIA n°34, p. 254 et « The history and antiquities of Inis Cealtra » , MacAlister in PROC RIA n° 33 C , 1916, p. 93-174
Des traces
de superstitions
On remarque, à
l’étude des hagiographies, de nombreuses traces de superstitions qui sont
autant de restes du paganisme.
Le première de
toutes, omniprésente dans les textes et les mentalités, est la croyance en
l’efficacité de la magie, que celle-ci soit au service d’un saint ou d’un
druide. Les moines irlandais ne pensent pas une seconde que le druide, le magicien,
puisse être un charlatan. A travers eux, nous avons un aperçu des pouvoirs
accordés aux druides : ils peuvent prophétiser ;
ils peuvent fixer des jours heureux en étudiant le ciel, influencer le temps, provoquer l’obscurité et faire
éclater des orages ; ils connaissent les charmes et les incantations.
Sont mentionnées
également les croyances en l’efficacité des philtres, en l’existence de monstres marins pouvant attaquer les saints, en l’apparition de démons sous l’apparence de
nains à la face noire. A l’inverse, des âmes peuvent prendre la forme d’oiseaux, motif que l’on
retrouve dans certaines immrama dont
celle de Snedgus et Mac Riagla (§ 17).
Dans ces
hagiographies, sont présents aussi certaines pratiques et certains faits qui
relèvent directement du paganisme. Citons quelques exemples. Dans la Vie de Saint Columcille on peut lire que
les vagues parlent aux hommes ;
or, il était courant pour les druides de solliciter une réponse ou une parole
venant de la mer ; généralement, la
neuvième vague était porteuse du message. La même hagiographie mentionne une
épée magique en présence de laquelle personne ne pouvait mourir. Ajoutons la pratique qui consiste à amener sur le champ de bataille le
corps d’un héros mort afin que la victoire soit plus sûrement remportée ;
un reliquaire pouvait produire, évidemment, le même effet. Enfin, on trouve une transposition du sacrifice humain pour assurer la sécurité et la prospérité
d’un édifice ou d’une fondation dans la Vie de Saint Columcille :
« Ainsi il y
eut une navigation favorable et il atteignit un endroit appelé « Hi de
Columba » (…) Alors Columba dit
à ses compagnons : « Il est bon pour nous que nos racines rentrent
sous le sol ici » puis « Il vous est permis que l’un d’entre vous
aille sous la terre ou sous le terreau de cette île pour la consacrer. »
Odhran se leva de bon cœur et dit « Si je suis choisi pour cela, je suis
prêt. »
« O Odhran, dit
Columcille, tu en recevras la récompense. Aucune prière ne sera faite pour
personne sur mon tombeau sans qu’il en soit d’abord fait mention. »Alors Odhran monta au
ciel. Columcille fonda une église pour lui ensuite. »
En dernier lieu,
certaines croyances superstitieuses peuvent introduire une étude sur les loricae , les « cuirasses »,
prières de protection typiques de l’Irlande médiévale, qui ont
connu un succès considérable auprès des peuples celtiques. Voici la définition
qu’en donne M.H.Leclercq dans le Dictionnaire
d’archéologie chrétienne et de liturgie de
Cabrol :
« La cuirasse
était une protection, et c’est en ce sens que le mot « lorica » a été
attribué à des formules destinées, dans la pensée de ceux qui en faisaient
usage, à mettre le corps et l’âme à l’abri des dangers. Mais c’est
principalement du corps et des membres qu’il est question, et l’invocation
prend soin de désigner par son nom la partie sur laquelle elle appelle la
protection de Dieu, des anges et des saints. (…) Il s’est conservé un certain
nombre de « loricae » , presque une vingtaine, qui forment un groupe
appartenant à la littérature celtique.
Les loricae irlandaises, qui sont celles qui
nous intéressent, sont au nombre de dix. Ce groupe se constitue de la Lorica de St Brendan en latin et de neuf
loricae en vieil irlandais.
Ces prières
eurent une popularité considérable en Irlande car elles étaient, en quelque
sorte, des prières directement efficientes, chassant les démons, préservant des
maladies et de la mort subite ceux qui les récitaient. Elles ont souvent pour
auteur (véritable ou présumé tel) des saints prestigieux qui firent ces prières
pour se protéger alors qu’ils étaient eux-mêmes en danger.
Ainsi, la lorica de Saint Brendan tire-t-elle son
origine d’un épisode de la navigation du Saint, à un moment où lui et ses
compagnons étaient attaqués par un monstre marin. De même, la lorica de Patrick , si l’on en croit la
Préface au manuscrit où elle est conservée, « a été faite pour se défendre, lui (Patrick), ainsi que ses moines, contre les ennemis qui dressaient des embûches (…)
pour l’empêcher d’aller semer la foi à
Tara. ». C’est également
pour se débarrasser de ses ennemis que la lorica
de Sanctan fut prononcée.
Elles se
présentent sous forme de litanies, ce qui pourrait nous inciter à les
considérer comme les continuatrices des incantations druidiques : ce type de
prière ne s’est développé dans aucune autre église, mis à part les églises
celtes.
Voic un passage de la lorica de Patrick également nommée « faed fiada » en irlandais, que l’on peut considérer comme le
type même de la lorica.
« Je me lève aujourd’hui
par le fort pouvoir d’une invocation de la Trinité
par la foi en la Trinité dans l’unité
par le Créateur des éléments.
« Je me lève aujourd’hui
par le pouvoir d’amour des Séraphins (…)
dans l’espoir de la Résurrection pour récompense
dans les prières des nobles Pères (ou « patriarches »)
dans les prédictions des Prophètes
dans l’enseignement (ou le « prêche ») des Apôtres
dans la foi des Confesseurs
dans la pureté des saintes Vierges
dans les actes des hommes droits.
« Je me lève aujourd’hui
par le pouvoir du ciel
la lumière du soleil
la blancheur de la neige
la force du feu
(…)
« Je me lève aujourd’hui
par la force de Dieu pour me guider
par la puissance de Dieu pour me soutenir
la sagesse de Dieu pour m’apprendre
l’œil de Dieu pour me garder
l’oreille de Dieu pour m’entendre
la parole de Dieu pour me donner la parole
la main de Dieu pour me protéger
le chemin de Dieu pour me prévenir
le bouclier de Dieu pour m’abriter
l’armée de Dieu pour me défendre
contre les filets des démons
contre les séductions du vice
contre les inclinations de la nature
contre tout homme qui s’apprête à me faire du mal
de loin ou de près
avec peu (d’hommes) ou dans la multitude
« J’ai disposé autour de moi tous ces pouvoirs
(…) »
Le but de la prière est de « se rendre puissant dans le Seigneur », de
Le glorifier par l’opposition des vertus de sa vie chrétienne au mal extérieur. Mais plus précisément, la prière n’a pas comme but premier de louer le Seigneur mais de
devenir puissant contre les dangers extérieurs à Lui, sans avoir d’autre vertu
que le mérite de réciter la prière. Dans le système de la lorica , donc, en accordant sa protection, Dieu doit agir en faveur
de celui qui le prie et croit en lui, même si cette protection
n’est pas complètement assurée. Dans une
certaine mesure, le moine ou le simple chrétien qui veut la protection divine
contre tel ou tel danger la réclame en échange de sa foi. Cet écho de la
mentalité païenne se retrouve aussi dans le fait que, dans la lorica, c’est l’homme qui prie qui est
le pivot de la relation homme-Dieu. C’est lui qui est finalement au centre de
la prière. C’est pour lui que celle-ci est faite et non pas pour Dieu. De même,
dans la mentalité païenne, les dieux ne sont pas conçus indépendamment de l’homme :
c’est l’homme qui est le centre du religieux. La lorica, en outre, s’écarte de la prière
originelle en ce sens qu’elle évacue souvent toute spiritualité pour ressembler
à une « recette de grand-mère contre les maladies et les dangers
physiques ».
Telle est la
caractéristique des loricae :
l’aide de Dieu est certes demandée pour éviter les dangers moraux auxquels est
soumis tout homme, mais elle doit surtout intervenir sur les dangers physiques.
Tous les cas possibles sont précisés, ainsi que les parties du corps que
l’orant veut protéger : l’aide de Dieu contre les « essaims de pestes, ruses des maraudeurs,
jugement des femmes ( ? ), peste
rouge, poison des dards, enchantements secrets, démons du brouillard » (lorica anonyme), « les mauvais désirs (conçus)contre moi dans les dix quartiers du
monde » (lorica de Colgu),
« dangers de la mer » (lorica de Camarther), « maléfices des femmes insensées » (lorica de Klosternenbarg), « maladie rapide, poison, famine » (lorica de Colmar), « attaque perverse, mort subite, mort
sanglante, feu, mer sauvage, tout liquide empoisonné, vent, eaux rapides,
horrible enfer » (lorica de Sanctan).
En ce qui concerne une éventuelle maladie, la lorica , là aussi, peut se révéler efficace, d’autant plus qu’elle
a bien soin, dans son énumération, de n’oublier aucune des zones à protéger du
mal. C’est ainsi que, dans la Lorica de
Gildas se
trouvant dans le Leabar Breac,
manuscrit irlandais du XIVe siècle, près de quatre-vingts parties du
corps sont mentionnées. Quant aux autres loricae
, sans aller aussi loin dans l’énumération, elles sont toutefois fort
précises dans la désignation de la partie du corps concernée.
L’explication
réside certainement dans le fait que « dans
la pensée de nos Irlandais très superstitieux du VIIe et du VIIIe
siècle, ces dénombrements anatomiques devaient pareillement avoir la
valeur de rites antidémoniaques. Ils reposaient très probablement sur la
croyance que le diable, artisan de toutes les maladies, soucieux de ne pas
trahir le lieu précis de son séjour dans le corps, ne pouvait en être chassé
que si l’on spécifiait la partie même du corps où il se cachait. »
En définitive,
nous pouvons dire que les loricae sont
de « curieux amalgames d’éléments
chrétiens et d’éléments magiques de faible importance » ou, plutôt, qu’elles sont des prières chrétiennes que la mentalité des
populations, demeurée païenne sur le fond, a détournées de leur sens originel
pour les faire ressembler à des incantations magiques, ce qu’elles ne sont pas,
même si elles ne sont plus des prières purement chrétiennes. Les loricae sont ainsi les exemples extrêmes
de ce qu’est le christianisme irlandais : une synthèse, pas toujours
harmonieuse ni consciente, de ce que le paganisme a pu sauver et du
christianisme « conquérant ».