vendredi 1 janvier 2021

Empire ottoman : un Etat moderne

Notes d'après le cours du Collège de France de Edhem Eldem, Histoire turque et ottomane (chaire internationale) / L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident



Il existe des modernités non occidentales. L'Empire ottoman qui naît au XVe siècle, à l'aube de la période moderne, est moderne par essence et puisque l'Etat est avant tout fiscal, militaire et administratif : il y a une machine étatique qui se met en branle qui a tous les attributs d'une modernité, pourtant avec des formes non occidentales.
Ceci dit, l'objet du cours est de montrer la transformations de cet Etat par ses dynamiques internes, certes, mais sous l'impact d'une influence de plus en plus forte de l'Occident sur un très long 19e siècle qui commencera au 18e et se terminera au 20e. Acmé = 19e où l'empire ottoman se "soumet" aux normes occidentales jugées plus modernes.
Trois temps :
  • 18e et début 19e : le "flirt"
  • milieu 19e : la modernité européenne est recherché
  • fin 19e-début 20e : l'empire cherche à se détacher du modèle européen en affirmant ses identités fortes (islam + turcité) et de la part de l'Europe, même si l'empire est au cœur de la géopolitique ("la question d'Orient"), les pays européens se désolidarisent du système politique, tout en conservant dans l'empire leurs intérêts économiques et leur présence.


Leçon 1

Une volonté d'ensemble : "sauver l'histoire ottomane des Turcs". = contre le fait dominant en Turquie où l'histoire est utilisé de façon patrimoniale et identitaire pour affirmer la turquité de l'empire ottoman et que donc les peuples de l'ancien empire n'était pas ottomans puisque non-turcs, par exemple les Arméniens. Ceci est un non sens pour l'histoire d'un empire, qui est toujours multiethnique. Un empire ne peut pas être réduit à une seule dimension ethnique, religieuse et politique. L'empire ottoman n'était pas un empire homogène : c'était un empire à l'ancienne, non homogène, tenu par des structures étatiques ténues et complexes.

=> l'empire ottoman était-il vraiment territorial ? les limites de l'empire étaient floues. Certains territoires s'autogéraient par exemple. Selon les espaces, des liens plus ou moins distants à Constantinople. L' "empire ottoman" est un terme que les Ottomans eux-mêmes n'utilisaient pas. Ils parlaient d'Etat, mais pas d'empire.

=> les historiens turcs qui n'ont accès qu'au cœur de la documentation impériale à Istanbul, qui l'utilise principalement, n'ont accès qu'à une partie de l'histoire, stamboulio-centrée et turco-centrée, une perception de l'histoire ottomane donc fort partielle et déformée, myope avec un "strabisme convergent" sur Istanbul, capitale de l'empire ottoman, avec le mythe d'un empire ottoman centralisé. Certes, les archives de l'empire ottoman sont extrêmement riches (fiscalité, "chose militaire", papiers administratifs). Mais elles masquent la faiblesse du contrôle des territoires de l'empire par sa capitale : l'empire ottoman ne survivant que par la négociation constante entre le centre et les périphéries. Il y a illusion du contrôle et de la centralité, mais la documentation de l'Etat sur ce point est trompeuse et doit être critiquée, contextualisée, croisée si possible avec d'autres sources.
remarque 1 : c'est un pb majeur car dans les territoires de l'ex empire qui se sont "libérés de la domination ottomane", les Etats successeurs de l'empire ottoman se sont tous délestés et désolidarisés du passé ottoman. Par ex la Grèce (du XVe s aux années 1830) juge que les 4 siècles de son histoire ottomane ne sont pas son histoire, la réduisant à une histoire d'occupation et de domination... avec une historiographie quasi téléologique, qui scrute la moindre aspiration à la libération et minimise les accommodements et la négociation constante avec le centre stambouliote. On ne fait pas l'histoire de la culture gréco-ottomane. Du coup, cela laisse aux turcs la possibilité de s'accaparer de ce trou noir de 4 siècles. Cependant, la réappropriation  de leur part de l'héritage ottoman, le récit flexible et réaliste, alternatif et concurrentiel au récit moniste des historiens turcs, a commencé depuis une dizaine d'année. Ce qui au passage permet une meilleur compréhension du fonctionnement et de la complexité de l'empire.
remarque 2: Le pb majeur de l'historiographie turque, c'est la faiblesse de l'approche critique des documents. Les débats d'historiens portent essentiellement sur les interprétations, les déchiffrements  "paléographiques" du document. E. E. parle de "fétichisme documentaire". Manque de contextualisation et de confrontation des interprétations.

Enfin, l'étude de l'histoire ottomane doit se démêler avec l'orientalisme, au sens ici de l'idéologie dix-neuvièmiste qui a fondé les relations entre l'occident et l'empire = une perception essentialiste par laquelle l'orient est réduit à  une forme d'apathie et d'incapacité surtout de se rénover, de se transformer, sans un stimulus extérieur = l'insémination par la modernité et la civilisation occidentale. L'empire ottoman, dans les cabinets diplomatiques européens du XIXe, était sans cesse stigmatisé, parce qu'oriental, parce que musulman, comme étant incapable de se régénérer, à moins de se soumettre à la volonté et aux normes de l'occident. Cette conception a été reprise par les Ottomans eux-mêmes dans certains milieux dirigeants de l'empire.
L'orientalisme a vicié notre conception de l'histoire ottomane.
=> les meilleurs études ottomanes sont faites depuis les Etats-Unis. Cf E. Said Orientalism, 1978
=> par effet de miroir, l'anti-orientalisme qui constate que l'orient a été lésé de sa dignité et que par conséquent on lui avait ôté les moyens de parler pour lui, a cherché les moyens de redonner la parole à l'orient, mais cela s'est fait malheureusement souvent au prix d'envolées spéculatives qui allaient à l'encontre de la raison historique.

Leçon 2 : Curiosité et hésitations

Leçon 3 : Les premiers signes d'engagement

XVIIe-XVIIIe
Il s'agit d'analyser la nature des premiers contacts entre les Ottomans et l’Europe, tout en soulignant qu’il ne s’agit pas à proprement dire d’une véritable découverte puisque les Ottomans ont, depuis le début, été en contact avec un monde occidental d’abord italien, puis de plus en plus français. La véritable différence, au XVIIIe siècle, tient à un changement sensible du rapport de forces entre les deux parties : tandis que les Ottomans, depuis la fin du XVIIe siècle, commencent à perdre prise (face aux Russes, aux Autrichiens...), leurs interlocuteurs occidentaux, eux, se font de plus en plus puissants et, souvent, arrogants. Il s’agit donc d’une situation nouvelle qui force les Ottomans à revoir leur politique envers un Occident de plus en plus envahissant et menaçant.

Un empire ottoman qui se voit comme un centre du monde (entre la Perse et l'Egypte...) et ne conçoit de relations à l'Europe que comme unilatérales : pas d'ambassade permanente alors qu'à l'inverse il y a des ambassadeurs permanents dans la Sublime Porte depuis le XVIe siècle (appointés d'ailleurs par le sultan), une étiquette qui marque la supériorité de l'empire sur ses hôtes par des mesures vexatoires plus ou moins discrètes. Cf la pratique du bagalgîr lors des audiences impériales : deux gardes empoignent l'ambassadeur par les aisselles et le forcent à se prosterner devant le sultan.
Cependant, au XVIIIe s, dans certains cercles, il y a une curiosité pour le goût européen : on le voit dans les collections d'objets (textiles, faïences), dans certaines réalisations urbanistiques ou palatiales (jardins, architecture). De même en France, c'est le début de la mode des "turqueries".

Ambassade de Yirmisekiz Mehmed Çelebi (1720-1721) et celle de son fils Said Efendi (1741) sont deux cas particuliers. Loin d'être des ambassades diplomatiques, il s'agit de sortes de "voyages d'étude". Son livre d'ambassade au "pays des infidèles" semble avoir eu une petite  influence à Istanbul. Mais il ne s'agit pas pour autant d'occidentalisation. Pourtant, quelques traces timides d'innovation, par exemple la première presse en caractères arabes fonctionne de 1727 à 1742 dans la capitale, malgré l'opposition de certains cercles conservateurs. Mais peu de livres sont parus, 17, jamais tirés à plus de 500 exemplaires. L'innovation est quelque chose qui fait peur, généralement critiquée car considérée comme allant à l'encontre de l'équilibre de la société.
Mais pas de traces, pas de sources pour comprendre comment ces quelques timides nouveautés étaient reçues par le public général.
Une source en revanche très intéressante,  le Tableau des nouveaux réglements de l'Empire ottoman, publié en 1798 de Mahmud Raif Efendi. C'est un texte écrit et pensé en français par cet homme, nommé secrétaire de la première ambassade permanente à Londres et qui cherche à apprendre des Européens, dit-il dans sa préface, pour participer au relèvement de l'empire. Les termes qu'il utilise pour justifier son entreprise, "lumières de la raison", "Etre suprême", "constitution politique" n'ont pas d'équivalent à l'époque en turc. Le vocabulaire équivalent en turc n'apparaît qu'un demi-siècle plus tard. Tout le vocabulaire consacré du XVIIIe siècle européen est utilisé : ce texte se dissocie de la rhétorique ottomane du XVIIIe et il est écrit pour un public éclairé, autour de Sélim III. 
Attention, quand on se penche sur la table des matières, on n'y trouve pas de proposition de réformes politiques ; toutes les réformes envisagées sont fiscales ou militaires...ce qui est typiquement ottoman. L'empire en effet, a toujours été très attentif aux innovations militaires de l'occident.

De quand dater le basculement ? Un événement majeur = l'expédition d'Egypte menée par Bonaparte. L'incapacité dans laquelle les Ottomans se sont trouvés de même pouvoir répondre à l'agression, à la perte de la province la plus riche de l'empire, les a profondément marqués.
1798 : L'expédition d'Egypte, à la source de l'orientalisme, càd un mélange de clichés et d'érudition.
 + rend évidente la faiblesse de l'empire ottoman.

A partir de là, la première moitié du XVIIIe correspond pour l'empire à des efforts de modernisation sur le modèle occidental, mais de façon formelle, et pas du tout effective dans la réalité, ni efficace dans ses effets. Par exemple, publication par Mahmud Raif en 1803 d'un magnifique atlas qui va jusqu'à donner tous les détails toponymiques des côtes des Etats-Unis et du Canada (en traduction littérale turque, puisque, en fait, il s'agit de la traduction de l'ouvrage de William Faden de 1793). Mais il n'y a pas de navigateurs ottomans en Atlantique => "un exercice stérile".

Pour cette période aussi, on peine à mesurer la réception et la diffusion de ces témoignages d'ouverture de l'empire ottoman au reste du monde. Certes, des documents existent, mais il semble qu'ils restent isolés et peu diffusés.
Remarque : par exemple, cf le magistral texte d'Evliya Çelebi = 10 volumes de récit de voyage très précisément documenté. Or ce texte du XVIIe est retrouvé au 19e siècle par un orientaliste allemand. On  n'a retrouvé que 5 ou 6 exemplaires de ce manuscrit. On n'en retrouve pas mention dans les inventaires après décès. De plus, Çelebi est un cas quasi unique (alors que multitude de textes de voyageurs à la même époque en occident)


Une preuve du nouveau regard sur l'Europe et la modernité, ex. du portrait du sultan de Selim III envoyé à "son ami l'empereur", Napoléon (après 1804)
remarque : l'échange de portrait n'est pas du tout une tradition ottomane.


Certes, c'est un portrait en majesté selon les codes ottomans, mais on remarque dans la niche à droite les symboles l'ouverture intellectuelle, signes de la modernité à l'occidentale = livres de l'imprimerie impériale de Constantinople, globe terrestre, longue-vue, horloge européenne et le matériel pour écrire.
Image qui témoigne d'un désir de délivrer un message à l'occident qui signifie qu'on appartient à cette modernité, devenue valorisée/valorisante.

Leçon 5 : Vers de nouveaux savoirs

(ce résumé est celui de E.E., disponible sur le site du collège de France)
 "L'historien et chroniqueur Şanizade Ataullah Efendi, dont l’Histoire (Tarih) a souvent et longtemps été vantée pour la « modernité » de son introduction (mukaddime), s’était « librement » inspiré de l’article « Histoire » de Voltaire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’aspect le plus surprenant de la question était que Şanizade avait réussi à obtenir l’approbation et les éloges du sultan Mahmud II (r. 1808-1839) pour un texte émanant d’un auteur considéré, avec Rousseau, comme un mécréant et un blasphémateur. Évidemment, il n’y a pas vraiment de mystère : Şanizade s’était contenté d’adapter le texte de Voltaire afin de le rendre compatible avec l’idéologie conservatrice de l’establishment ottoman.
Une lecture plus détaillée du texte de Şanizade permet de comprendre mieux le modus operandi de cette « adaptation ». D’une manière générale, il apparaît que celui-ci a procédé par omission, par rajouts et par distorsions. Les « statistiques » montrent bien les dimensions de cette manipulation : le texte de Voltaire faisait environ 8 500 mots ; celui de Şanizade n’en compte que la moitié (4 300), dont moins des deux-tiers sont du philosophe (2 600). Voltaire cite près d’une vingtaine d’historiens ; Şanizade ne retient qu’Hérodote, dont il écorche le nom en « Heredod ». Bien des omissions sont dues à l’ignorance : Şanizade choisit de sauter et d’omettre bien des passages qui lui sont culturellement et intellectuellement inaccessibles. Ces lacunes et omissions sont évidentes lorsqu’il parle de l’histoire romaine, révélant son incapacité à distinguer les Grecs des Romains. De même, son traitement de l’histoire de l’Asie dévoile son ignorance de personnages comme Cyrus ou Oghuz Kagan qui devraient pourtant lui être familiers. Les rajouts, au contraire, lui permettent de « corriger » Voltaire lorsque celui-ci ignore ou raille le fait religieux. C’est ainsi qu’il infuse une bonne dose de doctrine islamique dans son texte, renversant complètement la logique fondamentale du texte plagié. Enfin, des transpositions extrêmement brouillonnes et souvent déplacées visent à rendre les exemples « exotiques » de Voltaire compréhensibles par des lecteurs ottomans. Ainsi, les expéditions portugaises en Asie sont comparées à la reconquête du Hedjaz par les Ottomans à peine dix ans plus tôt, tandis que la découverte intellectuelle de la Chine par l’Europe est « traduite » par une longue digression sur la victoire de Murad Ier à Kossovo en 1389. Dans un cas comme dans l’autre, ces exercices d’adaptation se font l’occasion de chanter les louanges du sultan régnant et de ses ancêtres, contribuant à la « réussite » de Şanizade auprès de son maître.
Ce cas très particulier met à nu certaines questions fondamentales, à commencer par la faiblesse de l’historiographie ottomane et turque qui a tout ignoré de cette généalogie textuelle pendant près de deux siècles. Plus encore, la « méthode » de Şanizade illustre certaines faiblesses intrinsèques de l’occidentalisation ottomane, notamment le désir de s’inspirer de l’Occident sans avoir à en assumer les implications intellectuelles et idéologiques. De toute évidence fasciné par le texte de Voltaire mais ne pouvant ni ne voulant le plagier tel quel, Şanizade avait opté pour une demi-mesure qui en gardait la forme tout en le dénaturant dans le sens. Cet opportunisme utilitaire restera une des caractéristiques principales de l’occidentalisation ottomane et turque pendant les deux siècles à venir.

2e remarque : l'occidentalisation commence à devenir tellement prégnante que même les sources proprement ottomanes peuvent à l'occasion être lues par la médiation européenne : ex d'une édition de 1860 de la Muqaddima d'Ibn Khaldun où le propriétaire (un intellectuel et historien du début du XXe s) indique de façon manuscrite une référence "lire l'ouvrage de Gumplowicz, Aperçus sociologiques".

Leçon 6 (fin année 1) Les défis du nouvel ordre

En 1815, les Ottomans ne sont pas conviés au Congrès de Vienne qui entend refonder l'ordre en Europe. Ce n'est qu'en 1856, après la guerre de Crimée que l'Empire ottoman est partie prenante d'une conférence internationale de paix, ce dont ils sont très fiers car ils le considèrent comme la reconnaissance de leur intégration à la modernité occidentale.

L'empire ottoman, depuis les Lumières, était présenté comme typique de l'immobilisme et du despotisme oriental. Pourtant, avec Selim III à la fin du XVIIIe siècle, il y a des efforts de modernisation interne. Sélim III, sous le nom de "nouvel ordre", fait une série de réformes fiscales et militaires, mais il tombe en 1807 quand il essaie de compléter sa réforme en s'attaquant au corps des janissaires. Il est assassiné par les partisans de  son cousin et successeur, Mahmud II, qui mène une contre révolution de palais. Ce dernier est le dernier de la lignée ottomane. Il n'est pas assez puissant pour assurer l'autonomie du pouvoir face aux pouvoirs périphériques : dans les provinces (les Ayan = notables provinciaux qui ne doivent rien à l'empire. ce sont de gros propriétaires terriens et ils contrôlent l'affermage local) et à Constantinople, les janissaires, qui sont bien plus qu'un corps d'armée, mais qui ont aussi des activités économiques qui rapprochent leurs intérêts de la moyenne bourgeoisie stambouliote. Il attend avant de poursuivre la modernisation de l'empire. Mahmud II signera donc en 1808 le « pacte d’alliance » (Sened-i İttifak) avec les principaux ayan, reconnaissant par là leur statut en échange de leur soutien. Néanmoins, quelques années plus tard, il s’engagera dans une politique visant à réduire l’autorité et l’autonomie de ces magnats des provinces. Ce n’est que bien plus tard qu’il osera enfin à s’attaquer aux janissaires, cette fois-ci de manière décisive. L’« heureux événement » du 16 juin 1826 anéantira manu militari des janissaires, bannissant jusqu’à la mémoire de ce corps et de ceux qui lui étaient affiliés. C'est l'insurrection grecque qui précipite le mouvement. 

Ce qui se passe en Grèce n'est pas une de ces insurrections banales de l'empire. 
* Jusque là, les puissances européennes ne s'impliquaient pas dans la défense des minorités chrétiennes de l'empire et même elles considèrent les mouvements sécessionistes de l'empire ottoman dans les Balkans comme des phénomènes dangereux pour l'ordre global de l'Europe. Mais sous le poids de l'opinion publique et des volontaires européens qui rejoignent les rangs grecs (cf Lord Byron), elles finissent par intervenir (bataille de Navarin) et cette intervention est décisive pour la naissance de la Grèce (1830).
* C'est une rébellion qui a une nouvelle rhétorique (nationalisme) ce qui rend quasi impossible la négociation entre Constantinople et la Grèce. Les anciennes méthodes pour amener une province à composition ne peuvent plus fonctionner avec la Grèce. + un phénomène assez large.

Rouge îles insurgées en mer Egée / Jaune insurrection matée par l'armée ottomane / Vert îles paisibles

 
* Incapacité de l'armée à obtenir des résultats = fin de la rébellion. De plus, le recours aux troupes irrégulières (bachibouzouks) entraîne des débordements contre les civils qui sont préjudiciables à l'image de l'empire et dont il doit "s'excuser" auprès des diplomates européens (cf massacre de Scio en 1822). On voit l'insistance dans les lettres des diplomates européens sur la "barbarie" de la repression (les têtes et les oreilles coupées) Enfin, la comparaison avec l'armée égyptienne, qui elle s'est réformée sur le modèle occidental, rend éclatant le retard ottoman. Manque de moyen, désorganisation...

* La Grèce du fait du philhellénisme n'est pas un territoire "neutre" pour les occidentaux. Les arguments occidentaux, par exemple ceux de la défense du patrimoine artistique,
Lettre de Stratford Canning à Reçip Pacha

La réponse de Reçip Pacha :


... finissent par infuser dans les discours ottomans : 
Lettre de Reçip Pacha au sultan


Les ottomans commencent à comprendre que l'Europe fonctionne sur des symboles extrêmement puissants : Athènes au centre des préoccupations/obsessions identitaires de l'Europe alors que pour les Ottomans, Athènes était un petit village reculé.
=> prise de conscience de la difficulté à gérer une diplomatie nouvelle, qui n'est pas juste la délimitation des rapports de force, mais qui se nourrit d'une réelle connaissance de l'autre, de ce qui lui importe, de son histoire et de ses valeurs.

To be continued ? saison 2 = 2019

mercredi 30 décembre 2020

Chroniques de geo virale

 Résumé-fiche pour compléter le cours sur la mondialisation

Michel Lussault, géographe français, spécialiste du fait urbain (il est le directeur de l'école urbaine de Lyon), étudie depuis de nombreuses années l'objet "mondialisation", qu'il décrit comme un produit  du processus d'urbanisation généralisée de l'espèce humaine.

Intéressé par l'épidémie  de la Covid19 propagée par un agent hyperspatial, un virus, il y voit matière à penser la mondialisation et l'achèvement du processus de basculement dans l'anthropocène. Il a livré durant le 1er confinement une série de 10  chroniques,  qui sont devenues depuis un livre.


Lou Herrmann, Relecture dessinée des « Chroniques de Géo'virale » de Michel Lussault Crédits : Lou Herrmann

Reconsidérer notre rapport à la Nature :

= La nature, considérée comme un stock de ressources extérieures à la société humaine, dans lequel puiser à volonté en fonction de nos besoins. L'urbanisation du monde, à partir de la révolution industrielle du 19e siècle, accélérée depuis les années 1950, par la mondialisation, s'est appuyée sur des processus d'asservissement systématique des systèmes biophysiques à notre profit.

Or le virus nous montre à quel point nos vies humaines et nos vies sociales sont entrelacées/interdépendantes avec les êtres non-humains : nous vivons dans l'entrelacement, nous ne pouvons pas nous séparer du vivant et donc il va falloir réfléchir aux nouvelles modalités relationnelles de l'être humain avec le reste du vivant.

Le virus nous montre que ceci ne peut pas être évité : sa circulation a mis en grande difficulté tous nos systèmes interconnectés , et pas seulement nos corps infectés => chute boursière, mise à l'arrêt des transports intercontinentaux, fermetures de certaines frontières...Si le virus ne provoque pas directement l'arrêt de nos systèmes mondiaux, il a enclenché des boucles de rétroaction nombreuses qui ont paralysé le système. Celui-ci est tellement interconnecté qu'un micro-événement peut provoquer une émergence systémique globale, un nouvel état de ce monde.

=>

Une épidémie qui nous montre à quel point tout notre système de vie est interconnecté et dépendant :

Le virus prospère dans les lieux de rassemblements marqués, là où les densités sont fortes ainsi que les interactions sociales et il emprunte les réseaux de liens installés par l'urbanisation planétaire. C'est pourquoi il remet fondamentalement en cause l'urbanité, c'est-à-dire la vie relationnelle qui est au coeur de l'avantage comparatif (social, culturel, économique) du fait urbain. Comme tous et tout circule tout le temps, le virus a emprunté les mêmes voies que ses hôtes et s'est répandu rapidement, partout dans le monde. Il a joui de l'hyperspatialité de notre monde contemporain. Il est le marqueur visuel, grâce aux cartes évolutives de propagation du virus, des réseaux et des flux de la mondialisation. Parti de Wuhan, il se répand en quelques semaines en Chine et dans tous les pays reliés à la Chine car les Chinois bougent. La Chine prévient l'OMS le 31 décembre. Sur la seule journée du 1er janvier, d'après les relevés GPS des téléphones, 175 000 chinois ont quitté Wuhan (ville de 11 millions d'habitants) pour d'autres villes de la Chine. Certains pour d'autres pays. Sur les trois premières semaines de janvier, c'est en tout 7 millions de déplacements à partir/ à travers de Wuhan (aggravé par les déplacement massifs en Chine liés à la fête du nouvel an chinois). Fin janvier 2020, les autorités chinoises confinèrent Wuhan et plusieurs autres grandes agglomérations, mais c'était déjà trop tard. Notre hyperspatialité rend inenvisageable tout espoir de réussir à confiner une infection virale sur site. Et comme, dans notre monde, tout le monde circule tout le temps et va partout, l'épidémie s'est aussi diffusée aux confins de notre monde urbanisé, dans les zones moins denses et moins reliées.

Def hyperspatialité : tout opérateur spatial (entité humaine ou non humaine qui se tient quelque part et/ou se déplace) est potentiellement au contact et connecté avec un nombre indéfini d'autres opérateurs spatiaux.

Le virus a une autre caractéristique, c'est son hyperscalarité, c'est-à-dire qu'il agit en même temps à toutes les échelles : de l'échelle microscopique à son échelle de microorganisme infectant un corps jusqu'à l'échelle des grandes régions du monde qui réagissent et s'adaptent à son action (aires urbaines, Etats…) Ces espaces de grandeur et de logiques différentes sont ajustés et synchronisés par cette opération du vivant.


Une crise politique qui se fonde sur une crise informationnelle et sémiologique :

Le SARS-Cov-2 s'est mué très vite, par le fait de la médiatisation, en personnage principal d'une autre histoire que celle qu'on a l'habitude d'entendre et de voir sur la mondialisation = le récit officiel de la mondialisation inéluctable et heureuse.

* la décision du gouvernement chinois, qui après avoir tenté de minimiser voire de cacher l'épidémie,  confine Wuhan est performative : elle transforme l'état du monde : d'abord parce que cette mesure va être copiée par d'autres Etats en d'autres lieux , ensuite parce qu'elle montre qu'il est possible de bloquer les flux et les réseaux sur un "simple" décision politique.

* les discours politiques qui convoquent chiffres et cartes pour justifier leurs mesures, la prolifération des nouvelles, pas toujours contrôlées (et donc des rumeurs), provoquent un affolement mondial.


L'épidémie est l'occasion d'une mutation (? c'est moi qui propose ce terme) de la société du contrôle.

M.L. s'inspire des analyses de Foucault dans Surveiller et punir sur l'espace disciplinaire (vol.2, 3e chap: l'art des répartitions) : 

"la discipline parfois exige la clôture, la spécification d'un lieu hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même"

"les appareils disciplinaires travaillent l'espace [...] et d'abord selon le principe de la localisation élémentaire et du quadrillage : à chaque individu sa place, et en chaque emplacement un individu. Eviter les distributions par groupes, décomposer les implantations collectives, analyser les pluralités confuses, massives, fuyantes. L'espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu'il y a de corps ou d'éléments à répartir. Il faut annuler les effets des répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse [...] Il s'agit d'établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d'instaurer les communications utiles, d'interrompre les autres, de pouvoir à chaque instant surveiller la conduite de chacun, l'apprécier, la sanctionner, mesurer les qualités ou les mérites...Procédures donc pour connaitre, pour maîtriser et pour utiliser. La discipline organise un espace analytique."

* la mise en place des mêmes mesures dans des pays pourtant très différents un peu partout dans le monde renvoie à cette question de l'échelle = un monde globalisé.

* ce ne sont pas les espaces institutionnels et/ou disciplinaires qui servent d'instrument du contrôle (prison, école, hôpital), mais bel et bien les domiciles privés dans lesquels les individus s'autocontrôlent et s'astreignent à accepter une clôture. L'action de contrôle est déléguée à l'espace domestique, dans un mélange de consentement (entretenu médiatiquement) et de surveillance de l'appareil d'Etat (la police et ses amendes)

Remarque totalement personnelle ) Faut-il y voir une globalisation des sociétés du contrôle = un alignement des sociétés démocratiques sur les régimes plus autoritaires. Cet alignement serait rendu possible par des décennies maintenant, même si ça s'accélère depuis une dizaine d'année, des gouvernements et des discours néolibéraux. Après voir mis sous contrôle les corps dans l'espace du travail, normalisé les comportements dans l'espace public, standardisé nos désirs et nos représentations du monde, voici qu'ils profiteraient de la crise sanitaire pour assujettir nos espaces privés ?

On observe donc à une convergence qui se réalise entre les champs sanitaires et sécuritaires. M. Lussault y voit des parallèles avec la naissance et le développement de l'hygiénisme, au début du 19e siècle, depuis les cris d'alarme des médecins (rapport de Villermé) jusqu'à la mise en œuvre d'une nouvelle ingénierie de la ville (Haussmann à Paris). Pour lui, il y aurait donc possiblement en ce moment la naissance d'une nouvelle doctrine de contrôle de la vie sociale et spatiale, qui passe par l'urbain puisqu'il s'agit d'une assignation au domicile (on pourrait maintenant, décembre 2020, plutôt dire une assignation aux lieux légitimes = travail, centres commerciaux, domicile...à l'exclusion de tous les autres)

La perte des relations en public, fondées sur des liens faibles (co-présence sans prise en charge), est particulièrement ressentie en ville car précisément l'urbanité est fondée sur ce style d'interactions spatiales : un contact avec l'autre régulé, non menaçant, éphémère, peu engageant. Ce que les masques, les limitations de sorties, les autorisations à imprimer nous font, au plus profond, c'est remettre en cause ce pacte d'une co-présence non menaçante. Les imaginations géographiques (=  récits qui nous racontent  en permanence ce qui rend possible nos cohabitations dans nos espaces de vie) s'en trouvent amoindries. Enfin, le confinement prouve, s'il en était besoin, que l'homme est un être spatial.


L'intérêt d'une analyse scalaire et géographique

A l'échelle nationale et régionale, les différences d'infection sont très grandes. Et sans doute même si on le faisait dans un immeuble… Partout, on retrouve des différences spatiales.

Au-delà de l'hétérogénéité des sources et des différents stades de l'épidémie, pourquoi au printemps 2020,  la Lombardie a t-elle été si affectée et plus que la Campanie et le Piémont, pourquoi l'Alsace beaucoup plus que la Nouvelle Aquitaine, pourquoi New York plus que la Californie ? A l'échelle régionale, les différences sont très nettes : Milan en Lombardie fut beaucoup moins affectée que Turin et Gênes.

Hypothèses explicatives. Les différences géographiques sont multifactorielles : 

* si tous les territoires ne voient pas entrer le virus de la même manière, il faut sans doute faire intervenir le rôle du tourisme, international et national

* pour expliquer les diffusions lointaines et rapides, on doit aussi faire intervenir comme facteurs explicatifs les rassemblements ponctuels à forte attractivité (sur le modèle de la foire, du rassemblement religieux cf dans le Grand Est) +  impact des super-diffuseurs : individus ayant ne forte charge virale et étant en contact avec beaucoup de monde

* les caractéristiques du groupe social : facteurs de co-morbidité  (taux d'obésité ...), inégalités socio-démographiques (âge, pauvreté…) auxquels l'épidémie n'est pas insensible

* la capacité à réagir : l'état du système de soin est aussi à prendre en compte (sa capacité à absorber la hausse des cas) et la préparation des Etats et des sociétés face aux crises

* les modalités de fonctionnement spatial d'un espace : système plus ou moins urbanisé, plus ou moins interconnecté, type de densité et type de relations spatiales qui existent entre les individus.

=> Plus la mondialisation promeut des fonctionnement standards,, plus elle globalise, plus les spécificités locales, géographies et sociales, ont un effet de différenciation marquée.


Dernière chronique : "l'impossible est certain" (J.P. Dupuy) donc quelle protection voulons nous ?

Depuis 1945, nous ne sommes jamais vraiment sortis d'un régime d'historicité marqué par la constance des catastrophes. Suite de dates pour le prouver. Show en continu des catastrophes aux 4 coins du monde et qui ont un écho et des effets planétaires. L'épidémie de Covid-19 ne déroge pas à la règle de la catastrophe, phénomène exceptionnel-normal caractéristique du fonctionnement du monde.

Il faut reconnaître la capacité de la catastrophe à faire de la mondialisation + c'est une condition même de l'existence des sociétés. La vulnérabilité de nos systèmes est au cœur de nos vies collectives et individuelles.

Pour accepter cette vulnérabilité et se la concilier, il faut comprendre qu'il faut se préparer à la catastrophe, qui advient inéluctablement. Et pour cela, réfléchir à un nouveau pacte social = empowerment des citoyens, société du care, nouveau rapport à la nature...


samedi 26 décembre 2020

Impérialisme, économie et hégémonie.

Cette fiche est construite à partir d'éléments du livre de Bertrand Badie, L'hégémonie contestée, paru en 2019 ( en particulier les première et seconde parties) et de l'émission du site Hors-Série de décembre 2020, Impérialisme : état des lieux.

    





Y a t'il une crise de l'hégémonie américaine ?


Historique contemporain de la notion
Au sortir de la guerre, la structure de l’économie mondiale construit l’hégémonie américaine (cf système de Bretton Woods)  et on ne s’étonnera pas que, progressivement, le concept fût porté par la nouvelle école d’« économie politique internationale », à l’initiative de Charles Kindleberger, historien et banquier américain, puis de son compatriote Robert Gilpin. Là aussi, la conception de l’hégémonie s’élaborait à un rythme lent : on y songeait dès la sortie de la guerre, mais on ne la théorisera que plus tard, lorsqu’on eut enfin pris l’habitude de ce système nouveau dont la carrure ne fut réellement apparente qu’avec la détente et la coexistence pacifique. Encore une fois, les années 1970 furent hautement décisives : il y avait bien un ordre international suggérant que les relations internationales n’étaient finalement pas si anarchiques… même si la crise du dollar qui brutalisa les dernières années de la présidence Nixon montra que la stabilité n’était jamais totalement acquise. Rien de tel que les périodes d’incertitudes pour penser le besoin d’hégémonie. Il s'agissait de théoriser le besoin d’hégémonie, voilà pourquoi Charles Kindleberger se concentra soudain sur la grande crise de 1929 et les périls des années 1930 : l'hégémonie se concevait dans la capacité d’un État à maintenir l’ordre, à son avantage bien sûr, mais aussi, et pour les mêmes raisons, pour le bien-être de l’humanité tout entière.
(1978)

 "Le poinçon du libéralisme apparaît avec clarté : l’enrichissement du plus fort profite nécessairement à tous. Sur quoi on réécrit l’histoire : en étant maîtresse, dès le XIXe siècle, du premier système monétaire, celui du Gold Exchange Standard, la Grande-Bretagne assurait sa stabilité, mais stabilisait aussi le monde, du moins, alors, l’Europe. En cela, elle était bel et bien une puissance hégémonique. En promouvant les accords de Bretton Woods, les États-Unis reprenaient le flambeau. À peine quelques années plus tard, Robert Gilpin parachevait l’œuvre en parlant de l’hégémon comme d’un benign leader, ce fameux « leader bienveillant » qui doublerait sa vertu en mobilisant toutes ses ressources dans cet effort de maintien et de protection de l’ordre mondial."

On retrouve dans les années 1990 cette même idée dans les discours autour du Nouvel Ordre mondial formulé par Georges Bush au moment de la guerre du Golfe puis, avec l'enlargement de Bill Clinton, le tout dans le contexte de l'après Guerre froide.






L'hégémonie peut-elle durer ?
Voici le résumé Wikipedia du livre de Gilpin, War and change in world politics (1981) auquel B. Badie fait référence et que je n'ai pas lu.
"Dans cet ouvrage, Robert Gilpin affirme que la cause des guerres est la variable économique. Cette œuvre est un projet holiste, bien qu'il réduise son analyse aux entités étatiques. Il théorise la stabilité hégémonique et la guerre cyclique. Dans un système international, il y a toujours une puissance hégémonique (Athènes au Ve siècle av. J.-C., Espagne au XVIe siècle, France au XVIIe siècle, Grande-Bretagne au XIXe siècle, États-Unis au XXe siècle… Chine au XXIe siècle ?). La puissance de l'hégémon est à la fois positive (avantages tirés sur les dominés) et négative (grandes dépenses de richesses pour garder la première place). Mais c'est toujours le coût qui finit par l'emporter sur les avantages, et c'est alors que la puissance commence à décliner. Robert Gilpin dégage ainsi une loi tendancielle du déclin de la puissance. C’est le différentiel entre les recettes et les dépenses qui montre qu’une puissance est en déclin ou non. Le différentiel augmente jusqu'à produire une « faille » dans laquelle s'engouffrent des rising challengers, apparus avec le déclin de l'hegemon. Cela provoque une phase de guerres, qui aboutit généralement au passage d'un hegemon à un autre."

Il me semble pourtant qu'ici, on évoque plutôt la puissance impériale/impérialiste que la puissance hégémonique. En tout cas, on retiendra l'idée de cycles de puissance hégémonique, suivi d'un inévitable déclin.

L'idée de cycle  renvoie à l'origine de la création du concept d'hegemon = vieux de vingt-cinq siècles puisqu'il remonte à Thucydide, La guerre du Péloponnèse. Dans ce texte, Thucydide expose, selon une analuse dite "réaliste" les rapports de puissance (y compris la puissance d'un modèle politique) qui sont favorables à Athènes et lui permettent d'exercer son hégémonie et qui ne peuvent que provoquer l'autre puissance grecque qu'est Sparte. En 1947, le secrétaire d’État George Marshall dit douter qu’on « puisse sérieusement réfléchir avec sagesse et profondeur aux questions de l’heure sans avoir en tête la guerre du Péloponnèse et la chute d’Athènes ». L’école réaliste voit alors dans l’affrontement entre Sparte et Athènes un parallèle troublant avec l’opposition des États-Unis et de l’URSS. Comme dans l’Antiquité, les deux puissances s’affrontent dans un monde clos, où le gain de l’un est une perte pour l’autre. Chacun des deux Grands est donc poussé à intervenir partout pour mener, par procuration, un conflit contre son rival. Comme dans l’univers hellénique, un conflit local (l’affaire de Corcyre, la crise de Cuba) peut alors dégénérer en guerre mondiale. Les mêmes causes semblent produire les mêmes effets, révélant des structures immuables dans les rapports entre États. 

Retour au livre de Badie qui définit ainsi l'hégémonie : "L’hégémonie suppose d’abord un socle géopolitique, qui fit un temps sa fortune. Elle implique en effet une pluralité d’unités politiques souveraines en libre compétition les unes avec les autres. L’hégémon s’affirme au sein d’une collectivité qui le reconnaît comme tel et dont chacun des membres consent à lui abandonner tout ou partie de sa conduite sur la scène internationale. En cela, ce modèle se distingue de l’ordre impérial dont la structuration pyramidale confère naturellement à l’empereur le droit de régir ses vassaux et l’ensemble des royaumes qui lui sont inféodés. On ne parlera pas de l’hégémonie de Rome ou des empires chinois, tant le concept ne ferait pas sens, à l’intérieur de leurs limes, ou égarerait dans le rapport à l’externe qui, par définition, n’est pas construit mais davantage aléatoire et épisodique, à l’instar des rapports de la Chine des Yuan avec le Japon ou le royaume de Pagan, ou de ceux de Rome avec les Sassanides perses. Pour que la problématique de l’hégémonie puisse s’appliquer, il faut retrouver une concurrence réelle entre unités réputées égales en droit, mais inégales en capacité : on comprend, pour cela, que le temps westphalien fut particulièrement propice à cette problématique. De même faut-il que ces entités concurrentes soient réputées libres, à l’image des cités grecques, pour que l’acte d’adhésion soit réel et non contraint ni naturel : l’ère de la colonisation et du postcolonialisme semble, pour cette raison, mal adaptée à la catégorie qui nous retient. Cet acte d’adhésion est une autre caractéristique forte de l’hégémonie. Il s’apparente sinon à la servitude volontaire, du moins à l’obéissance acceptée. L’hégémonie crée un consensus qui régit les relations désormais asymétriques liant l’hégémon à ceux qui le suivent. On est à mi-chemin entre la domination classique et la ligue : la domination, dans sa variante hégémonique, est volontairement acceptée comme bonne, mais engage systématiquement les choix de ceux qui y souscrivent. Or on adhère parce qu’on est convaincu de partager des valeurs communes, mais aussi parce qu’on sait pertinemment ne pas pouvoir jouer la carte du cavalier solitaire… L’engagement est en même temps fait d’utilitarisme résigné et de la conviction qu’on partage des valeurs… D’où son instabilité, voire son ambiguïté intrinsèque : est-on allié ou aligné ? Le paradoxe de l’hégémonie est de reposer sur un consensus souvent idéalisé, mais il est aussi de conduire à des doutes et des délibérations sans cesse renouvelés : elle prétend à l’ordre mais suscite presque mécaniquement la contestation".


Donc l'hégémonie produit ses contestations : celles-ci émergent des espaces dominés, des compétiteurs, mais aussi de la puissance dominante. Les Etats-Unis, de Barack Obama à Trump * remettent en cause l'hégémonie assumée (leading from behind de l'un, unilatéralisme et rejet de toutes les institutions qui avaient bâti l'hégémonie américaine par l'autre)
* un exercice d'analyse de texte en lien sur l'unilatéralisme de Trump.


Si l'on continue à chercher dans le passé les contre-modèles à l'hégémonie, après l'Antiquité, il faut remonter selon B. Badie, à l'époque moderne.
Dans l'Europe moderne westphalienne qui se constitue entre la fin du XVIe et le XVIIe siècle, par les guerres contre l'Espagne, trop d’hégémonie tue désormais l’hégémonie. L’inversion, par rapport à la description portée par Thucydide, est forte : la compétition westphalienne entre États modernes érige maintenant l’hégémonie en dysfonction, en pratique contre nature, orientée contre la souveraineté, contre le besoin de puissance ressenti par tous et par chacun, contre la survie même de cette concurrence entre États qui est devenue fondatrice de l’ordre international. La politique de l'équilibre, pas forcément nouvelle puisqu'elle était déjà celle des cités et principautés italiennes au Moyen Age, conduit mécaniquement à sa négation active, dont la ligue d’Augsbourg (créée en 1686 contre la France de Louis XIV, impliquée dans la guerre de 1688 à 1697) est la manifestation la plus emblématique. Celle-ci est interconfessionnelle, montrant que les ressorts politiques sont désormais les plus forts. L'hégémonie n'est donc pas le seul principe d'organisation de l'ordre international et en réalité, n'existe que quand la puissance est incontestable. Elle habille la domination de prétextes élégants.
Dans la suite de son rapide balayage historique, Bertrand Badie nomme "hégémonie messianique" la prétention de la puissance dominante à émanciper et libérer ceux qu'elle domine. Il prend pour exemple l'empire napoléonien : "C’était bien une Europe nouvelle qu’il convenait de construire, inspirée par le projet de Diète européenne, porté par l’abbé de Saint-Pierre, sorte de « concert des nations » avant la lettre, et par la vision confédérale, esquissée par Rousseau, reposant sur le consentement de peuples nourris du même droit et des mêmes valeurs. Cette idée qui apparaît dans le Mémorial de Sainte-Hélène fonde le mythe, cette fois délibérément moderne, de l’hégémonie : celle portée par un pays plus avancé, plus conscient, plus apte à réformer et à éduquer les autres. Au-delà du Roi-Soleil et d’une perspective qui restait alors traditionnelle, ce sont bien les Lumières qui régissent ce projet dominateur. On peut, pour la première fois, parler d’hégémonie messianique, élevant la France au rôle de réformateur et de dirigeant de l’Europe, pour reprendre les mots de Cambacérès: l’idée fera carrière, et jusqu’à aujourd’hui… En fait, cette idée apparaît comme un mélange de naïveté et d’arrogance. Elle repose d’abord sur une sainte certitude, familière de la pensée néoconservatrice d’aujourd’hui : ce qui est bon pour la France l’est aussi pour les autres. Les idées révolutionnaires d’égalité et d’universalité ont du même coup leur utilité politique immédiate : elles justifient les projets expansionnistes de tous ceux qui se croient dans le vrai. Leur conquête a désormais des saveurs de libération et d’émancipation : celles de Napoléon voulaient apporter l’égalité civile, la liberté religieuse, la suppression des tutelles de toutes sortes, l’abolition des privilèges, tout comme les germes d’une administration moderne et rationnelle.[...] Mais construite sur l’idée neuve de nation, elle périt vite sous les coups de celle-ci…"


Hégémonie et domination économique
Pour l'auteur, les deux deviennent consubstantiellement liés à partir du XIXe siècle car l'autonomie croissante du marché "interdisait désormais au politique de viser à lui seul la réalisation de ses propres projets de domination. L’étatique était déjà hypothéqué par l’extra-étatique et l’hégémonie appelait désormais à une délicate fusion de ces deux versants du jeu social."

C'est le moment où l'hégémonie devient impérialisme, car la domination de la puissance hégémonique du 19e siècle (c'est le Royaume-Uni) se concrétise et s'explique par la conquête violente de territoires à coloniser.
Lénine voyait dans l'impérialisme un moment intrinsèquement lié à l'histoire de l'expansion du capitalisme.
Les conflits coloniaux et la 1ere guerre mondiale valident ce premier âge de la pensée de l'impérialisme : il y avait bien des contradictions internes au capitalisme qui conduisaient nécessairement aux tensions et conflits entre Etats. Le capital concentré devait se déverser sur les espaces non-capitalistes pour pouvoir investir leurs surplus de capitaux, exploiter les ressources et le travail et continuer à générer des surplus. Pour cela, il s'appuyait sur la puissance militaire des Etats européens engagés dans la course à la colonisation. Mais les espaces à coloniser n'étant pas extensibles, l'affrontement était inévitable.

Avec la mondialisation, et la pensée sur la mondialisation, l'hégémonie trouve face à elle un principe plus fort, celui de l’« interdépendance complexe » qui, rationnellement, pousserait les pays davantage à la coopération qu’à la domination. Cette idée fait fortune dans le camps de l'ouest pendant la guerre froide et avec la construction européenne. Elle devient le concept dominant des années 1990, après la chute de l'URSS et la croyance en la victoire définitive du modèle libéral et capitaliste.

Mais depuis les années 2000, le lien entre impérialisme et mondialisation, déjà dénoncé dans les années 1960 par les pays de la CNUCED [avec la pensée du  néocolonialisme qui constitue une deuxième étape de la pensée de l'impérialisme, celle de la dépendance économique des pays décolonisés et la perpétuation du sous-développement], revient sur le devant de la scène, notamment anglo-saxonne, étonnamment autant chez les libéraux que les marxistes.

Ce qui fait progresser la pensée de l'impérialisme, ce sont les transformations du capital : les bourgeoisies nationales, qui captaient les richesses locales et investissaient localement, sont devenues des bourgeoisies internationalisées : leur argent se créée et s'investit ailleurs que dans leur pays d'origine, par l'intermédiaire des firmes trans-nationales. Selon la définition de l'ONU, dans les années 1970 on avait à peu près 6000 FTN dans le monde et dans les années 2000, leur nombre a été multiplié par 10. Les bourgeoisies transnationales forment une seule classe, aux valeurs, sociabilités, et représentations du monde, communes. Par leurs investissements, ces FTN et cette bourgeoisie transnationale prennent le contrôle des politiques nationales, alors que dans le même temps les structures supranationales (FMI etc) rendent les Etats-nations de plus en plus obsolètes.
Dans ce système, les Etats-Unis ont une place particulière : ils assurent l'extension et la reproduction du capitalisme dans le monde.

David Harvey : pour lui, l'impérialisme est la "garantie politico-militaire de la reproduction et de l'accumulation du capital à l'échelle internationale"

Robinson, "l'impérialisme entendu comme les pressions qui s'exercent sans relâche pour l'expansion du capitalisme, et les mécanismes politiques, militaires et culturels spécifiques qui facilitent cette expansion et l'appropriation du surplus qu'il génère" 

D'après ces définitions, les Etats-Unis ont été, depuis la guerre froide, la puissance impériale par excellence. C'est le courant super-impérialiste, dans la famille des pensées de l'impérialisme. Ce qui explique que les EUA sont les "pilotes de la grande gestion économique mondiale" (Judith Bernard dans l'émission de Hors-Série), c'est la suprématie militaire incontestable des Etats-Unis et que ceux-ci l'utilisent par des interventions ciblées (guerres du Golfe, Irak pour les plus récentes) pour "ouvrir" des pays au capitalisme. Les autres pays du "centre" (les grands pays capitalistes) se déchargeant de ce poids des dépenses militaires sur les Etats-Unis. 


Déclin de l'hégémon americain
Malgré le soft power americain (la notion de soft power a été théorisée par Joseph Nye , Bound to Lead, the Changing Nature of the American Power, New York, Basic Books, 1990 et surtout, Soft Power. The Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004), le déclin du hard power américain et la montée de concurrents dans un monde de plus en plus multipolaire, les difficultés économiques internes aux Etats-Unis affaiblissent la place très particulière des Etats-Unis comme leader.

"En 2011, seuls 38 % de la population mondiale interrogée considéraient que les États-Unis tenaient un rôle de leader ; ils étaient 53 % en 2003. Les alliés européens eux-mêmes s’éloignent, à la faveur notamment de postures américaines trop radicales. Ainsi, entre 2000 et 2005, sous l’effet de l’action militaire américaine en Irak, les opinions favorables aux États-Unis, toujours mesurées par le Pew Center, sont passées de 71 à 69 % au Canada, de 83 à 55 % en Grande-Bretagne (pourtant alliée aux États-Unis lors de l’expédition), de 52 à 23 % en Turquie, de 75 à 38 % en Indonésie, et de 78 à 41 % en Allemagne ! De même, en 2003, 53 % des Européens considéraient que les États-Unis constituaient une menace pour la paix : incroyable réputation pour un hégémon dont la qualité première devait être précisément de disposer du capital de confiance nécessaire pour être suivi même dans des situations périlleuses. Preuve en tout cas que le soft power n’est pas le complément efficace capable de soutenir avec suffisamment de succès les prétentions hégémoniques qui s’expriment." (B. Badie, p.82)


Dans le chapitre 6 de la partie 2, intitulé "la mondialisation contre l'hégémonie",  B. Badie distingue trois facteurs de fragilisation de la position américaine comme "gestionnaire à l'échelle globale de l'extension du capitalisme" :
- l'hégémonie au défi de l'inclusion : "le spectaculaire retour de l’acteur local tend à fragmenter l’espace mondial, en même temps qu’il le globalise. Autrement dit, la construction d’un monde unique et ouvert conduit les acteurs sociaux à davantage porter sur la scène mondiale leur diversité d’expériences et d’attentes, d’autant plus forte que tout le monde voit tout le monde, se compare à chacun et réagit à l’autre en fonction de ses propres ressources et de ses propres particularités. Cette articulation croissante du local au global est de plus en plus évidente, tant au plan de la conflictualité qu’à celui de l’expression banale des intérêts de chacun. Les conflits d’aujourd’hui, tels qu’ils se développent dans le Sud, n’ont plus la même configuration que les guerres connues autrefois en Europe et confèrent aux milices, aux seigneurs de guerre, aux big men déjà cités, bref aux acteurs locaux, une capacité proportionnelle à leur proximité du tissu social, à l’exact inverse de la guerre classique qui se nourrissait de puissance et d’État. Cette médiation locale paralyse les plus puissants qui souvent ne la comprennent pas et ne savent pas composer avec elle. Sur un plan moins dramatique, le travail de gestion des intérêts est prioritairement entre les mains des intermédiaires sociaux capables de mobiliser selon des logiques dont le contrôle par en haut est d’autant moins aisé. (...) La capillarité qui en dérive est insaisissable par les mécanismes macropolitiques de l’hégémonie". (pp. 132-133) 


Et ce d'autant plus que "la mondialisation suscite réseaux, échanges informels et mobilités de toutes sortes ; elle crée des solidarités, des connivences, des sentiers d’accès à la décision qui constituent autant de flux transnationaux échappant au contrôle de l’hégémon. Ici aussi, celui-ci sut réagir par le biais du soft power, en vogue dès la fin de la bipolarité et qui, en dépolitisant la puissance, rendait la domination acceptable, voire aimable, et l’intégrait même dans le quotidien des sociétés. L’intersocialité se révéla en fait plus forte.(...) L’International Communication Union établit ainsi qu’en 2017 le monde comptait 7,7 milliards de téléphones portables, soit une couverture de 103 %. Certes, la distribution est inégale, mais elle tend à s’homogénéiser, puisque plus de 75 % des humains disposent de cet instrument ordinaire de communication : ils sont 1 milliard en Chine, 250 millions en Indonésie et si, aux Émirats arabes unis, le nombre moyen de ces téléphones est de 2,2 par habitant, il tombe très exceptionnellement à 0,02 en Birmanie. L’Afrique, longtemps à la traîne en matière de communication téléphonique, compte aujourd’hui plus de 330 millions de mobiles… Internet suit, avec plus de rapidité encore, le même mouvement. On dénombre ainsi 4,12 milliards d’internautes en 2018, soit une progression de 8 % par rapport à l’année précédente, et 3,36 milliards d’individus connectés aux réseaux sociaux, qui deviennent la principale source de mobilisation : la progression par rapport à l’année précédente est ici de 11 % ! La distribution apparaît de plus en plus convergente : 73 % de la population est ainsi connectée en Amérique, 80 % en Europe, 48 % en Asie et l’Afrique, d’abord quasi absente du champ, comptait en 2018 34 % de connectés (+ 20 % en un an).(...) Ce mode inédit de communication habitue plus aisément au relâchement des allégeances et à la contestation, comme le suggèrent les récents processus révolutionnaires, notamment à la faveur des printemps arabes, ou encore les mobilisations transnationales à orientation altermondialiste.(...)Dans un contexte de méfiance plus ou moins affirmée contre la mondialisation, elle construit mondialement sa contestation, en distingue les enjeux et façonne le débat qui l’entoure. Dans cette capillarisation croissante des modes de socialisation et de mobilisation, les leviers intersociaux l’emportent de plus en plus sur le monolithisme hégémonique, plaçant le politique en posture réactive et défensive plus que proactive et offensive."

Ce à quoi me semble t-il répond la réorganisation de l'Etat sur des logiques néolibérales.


- l'hégémonie au défi de la privatisation : "Si on pose l’hypothèse d’une hégémonie américaine aujourd’hui, les images ne sont plus les mêmes. La thèse du complexe militaro-industriel devient bien plus difficile à plaider, à l’heure de la différenciation des acteurs et des intérêts. Le nombre des entreprises d’armement a fléchi dans la post-guerre froide et celles-ci, qui comptaient jusqu’à un million trois cent mille salariés en 1960, n’en possèdent plus qu’un demi-million aujourd’hui. Des dissensions ont fissuré le complexe, dès la fin des années 1970, à propos des missiles ABM ou du bombardier B18. Surtout, la montée du néolibéralisme, déjà analysé, révise la conception classique : l’armement tend à devenir synonyme de dépense improductive, liée à un État qui, de surcroît, en vient à se surendetter et n’apparaît plus comme un moteur de croissance." (pp. 134-135) Encore qu'il me semble qu'ici, l'auteur va un peu vite en besogne.  S'il est certain que les EUA ont perdu le monopole de la force et donc qu'ils hésitent de plus en plus à intervenir militairement dans le monde, dont ils se désengagent, leur puissance militaire reste leur principale force diplomatique et les dépenses militaires ne sont pas plus légères. Les dépenses militaires américaines s’élevaient, en 2018, à 649 milliards de dollars (3,1 % du PIB national), soit plus que les sept suivants du classement réunis. La Chine – qui occupe désormais la deuxième place de ce palmarès – n’atteignait que les 250 milliards, tandis que le troisième (l’Arabie saoudite) en était à 69 milliards. Parmi les quinze premiers du classement figurent sept États membres de l’OTAN, laquelle organisation couvre à elle seule plus de 50 % des dépenses militaires mondiales avec 900 milliards de dollars annuellement déboursés. La tendance va même en se renforçant, puisque l’administration Trump a porté cette somme à 700 milliards pour l’exercice budgétaire 2018…

"Si hégémonie il y a, elle se décentralise, connaît une incarnation complexe et multiple, inclut désormais cette multitude presque infinie d’acteurs dont les liens sont moins directs et moins explicites : elle se partage entre des firmes multinationales de plus en plus nombreuses et juridiquement sophistiquées, des médias galvanisés par le progrès des communications, des associations, lobbies, réseaux de toutes sortes, universités, think tanks, centres de recherche, sans oublier les acteurs religieux et, en tout premier lieu, les nombreuses Églises néoprotestantes dont les prolongements hors des États-Unis sont particulièrement actifs dans les pays du Sud, à l’instar du rôle qu’elles jouèrent dans l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil… L’homogénéité et la solidarité de tout cet ensemble sont sujettes à caution, et réclament, en tout cas, beaucoup de nuances." 
"En outre, tous ces « tyrans privés » (l'expression est de Noam Chomski) ne sont pas américains : ils peuvent être chinois, allemands, japonais ou néerlandais… La prise en compte de leur nationalité demande la même prudence : la nouvelle génération de firmes multinationales maîtrise ce jeu subtil d’accords en rhizome avec d’autres firmes, donnant naissance à des interconnexions complexes et peu visibles, à tel point que la nationalité elle-même s’efface devant un patriotisme de firme qui tend à jouer sa propre carte. Cette privatisation de l’hégémonie vient déstabiliser celle-ci dans ses principes, jusqu’à lui substituer l’hypothèse des micro-tyrannies qui s’ajoutent les unes aux autres… (p. 135-136)


 
- l'hégémonie au défi de l'interdépendance : "la mondialisation suscite-t-elle une autre transformation majeure, cette fois en réduisant la pertinence du dogme classique de la souveraineté. Par l'interdépendance, l’hégémon se trouve atteint dans ses capacités, voire dans ses prétentions : il devient tout aussi sensible aux impacts du faible et constamment dépendant du contexte dans lequel il agit. Ainsi la surprenante « dépendance de l’hégémon » à l’égard des autres s’impose-t-elle comme un paramètre déterminant des relations internationales contemporaines" = dépendance énergétique, solidarité croissante des économies nationales, dépendance à l'égard du commerce mondial et des approvisionnements, dépendance aux biens communs (eau, air...)



 

PS : j'ai choisi un angle à travers le livre de B. Badie pour le mettre au service du programme d'HGGSP 1ère. Il y a bien plus dans le livre qui retrace la généalogie de la notion d'hégémonie et à travers elle, propose une analyse géopolitique des relations internationales depuis l'époque moderne. On n'apprend rien de fondamentalement nouveau par ce livre, mais il a le mérite de recomposer l'histoire occidentale à travers ce prisme et, comme il est relativement récent, d'actualiser certaines données. Au final, je recommande son livre, malgré un ton parfois goguenard-sentencieux que j'ai trouvé assez déplaisant et des jugements à l'emporte-pièce que j'aurais aimé plus argumentés.


Je livre aussi en ouverture les powerpoint de ma leçon "les Etats-Unis et le monde : de la construction de la puissance aux doutes" (ancien programme de Term). Ce n'est pas l'OTC à proprement dit, mais un complément pour les élèves, aussi les idées principales sont notées dans le pwpt. 

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