Ce billet de blog est à mettre en pendant d'un autre (à venir) qui s'intitule "gouverner par la morale au Moyen Age".
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portrait posthume de Machiavel par Santi di Tito, Palazzo Vecchio de Florence |
Niccolò Machiaveli appartient à une branche appauvrie d'une famille ancienne de Florence. Il a dû travailler dans la chancellerie de la République de Florence au moment des guerres d'Italie. Son intelligence, sa culture et sa capacité de travail sont remarqués et il devient un des bras droits de Piero Soderini, gonfalonier de justice à vie. Quand celui-ci est chassé en 1512 et que les Medicis reviennent à Florence, Machiavel est écarté et il se retire dans le contado, dans une maison de famille. C'est au moment où il quitte la vie politique qu'il se met à écrire des traités politiques dont le plus connu est le Prince. Il faut l'étudier en parallèle de son Discours sur la première Décade de Tite-Live. Les deux écrits se complètent et de surcroît, il ne faut pas perdre de vue que le Prince, sorte de miroir des princes moderne, manuel à l'usage des gouvernants, est écrit pour tenter d'entrer dans les bonnes grâces des Médicis et ainsi, "reprendre du service".
Ces deux traités peuvent être considérés comme le début de la pensée politique moderne, même s'il ne faut surtout pas séparer Machiavel de son contexte puisqu'il réfléchit précisément par rapport à l'histoire récente et aux échecs de Florence et qu'il n'est pas détaché de l'esprit du temps. Il n'y a donc pas totalement une rupture. Comme les penseurs humanistes de son époque, il réfléchit sur l'usage de la force et sur les vicissitudes de la Fortune qui font et défont si rapidement les dominations depuis que l'entrée des armées françaises en Italie en 1494 a totalement bouleversé le fragile équilibre des Etats Italiens. Comme d'autres (Guicciardini par exemple), il a une approche rationnelle et utilise son expérience pour réfléchir. Enfin, comme tous les autres, il utilise les exemples historiques romains comme base d'études de cas pour appuyer ses démonstrations. Machiavel entreprend de faire pour la politique ce que d'autres font à son époque pour les Arts, la jurisprudence ou la médecine, à savoir un traité qui clarifie et codifie les principes de gouvernement à suivre, en s'inspirant de l'exemple des Anciens, pour bien maîtriser l'arte dello stato, la technique du bon gouvernement.
L'objectif principal est d'apprendre à savoir affronter ou utiliser la Fortune (ou la "qualité des temps", la contingence). Il faut être capable de lire les circonstances historiques et naturelles pour prendre les décisions, sans tergiverser.
Ceci implique de :
- Penser l'impensable comme possible et surtout être prêt à tout. Pour comprendre un monde mouvant, le prince peut s'appuyer sur des permanences 1) les hommes sont fondamentalement mauvais et gouvernés par leur recherche de la satisfaction de leurs humeurs égoïstes. L'avidité, la recherche et le maintien de la richesse sont les principaux moteurs ("...parce que les hommes pardonnent plus vite la mort d'un père que la perte d'un patrimoine") 2) Il y a dans les sociétés deux catégories d'hommes : ceux qui "touchent" et ceux qui "regardent", ceux qui sont mus par l'ambition et ceux qui obéissent et exécutent, les oligarques qui sont la classe dirigeante et le peuple (la multitude).
- Savoir adapter son propre comportement en agissant toujours selon la virtù (difficilement traduisible, il s'agit d'une qualité particulière liée à la force et au courage. Cela n'a ent tout cas rien à voir vace la vertu chrétienne, plus avec la virtu romaine).
Agir sans tergiverser est en rupture par rapport à la tradition florentine qui valorisait la prudence et le fait d'attendre de voir où soufflait le vent pour agir. Comme le montre F. Gilbert, mais aussi et surtout Cecile Terreaux -Scotto dans son livre sur les Ages de la vie dans la pensée florentine, cette attitude de "vieux" politiques rusés est mise en échec par la rapidité nouvelle des changements militaires et donc politiques initiés avec les guerres d'Italie. Toute le nouvelle génération formée à partir de 1494, et donc pas seulement Machiavel, réinterroge la sagesse traditionnelle qui conduisait les politiques florentins à temporiser et au contraire insistent sur la vertu particulière rendue nécessaire par la qualité des temps : savoir saisir l'occasion. CF sa description de Cesar Borgia...et même la précipitation et l'absence de réflexion dans les décisions du pape Jules II (papa terribile) sont bonnes car ils lui donnent un temps d'avance sur ses adversaires et c'est ce qui explique que ce pape n'échoue pas dans ses actions. Action et initiative sont des conditions du succès. Neutralité et compromis sont gages d'un échec certain.
Les objectifs d'un bon gouvernant doivent être d'assurer la stabilité, de sa propre domination certes, mais par là du régime qu'il dirige. Pour cela, il faut :
- tenir à distance les grands, tout en leur permettant d'agir en fonction de leurs penchants, donc en leur confiant des postes. C'est la raison pour laquelle les écrits de M. diffèrent de ceux de l'élite intellectuelle de son temps. Il n'est pas membre du groupe dominant de Florence et ne propose pas, pour guérir Florence, un programme aristocratique. Sans aller jusqu'à faire de ces écrits une lecture démocratique, ce qui serait un contresens, M. cependant milite pour une République. Dans son esprit c'est un retour à l'Antique. La République dirigée par la virtù est, pour lui, le meilleur des gouvernements. Il tient les optimates pour responsables de la perte de la liberté florentine. Il estime que le critère de la richesse (comme c'était essentiellement le cas à Florence) pour déterminer l'appartenance à l'élite est un mauvais système. De plus, le désir d'enrichissement crée les tensions entre les Grands et le peuple. Il reprend la vision de Salluste et prend l'épisode des Gracques pour dater le début du déclin de la République romaine. Loin de reprendre le topos de l'opposition entre les intérêts privés et le Bien commun (avec cette idée que les premiers doivent s'effacer devant le deuxième quand ils deviennent irréconciliables), M. pense que pour garantir le bien commun, il faut céder aux intérêts privés...à condition que le prince n'en soit pas lui-même esclave. Sur ce point-là, il rejoint une idée développée par d'autres penseurs médiévaux, la bestialité du prince, sa soumission à ses instincts et à ses intérêts serait la cause de la ruine des Etats (c'est un point majeur de la
pensée politique de Philippe de Commynes par exemple)
- partisan d'un régime populaire, M. fait remarquer que seul une armée civique et non de condottieri/mercenaires peut prémunir l'Etat de la ruine, car aucun Etat ne vit isolé et loin des dangers car toutes les constructions étatiques sont en compétition les unes contre les autres et la seule alternative est de grandir ou de périr. Il préconise une alliance entre le prince et le peuple. Mais le peuple , souvent trompé par une fausse idée du Bien, agit pour sa ruine.
- pour obtenir cette alliance, il faut que le prince agisse sur l'imaginaire collectif : il s'agit de cultiver l'imaginaire du peuple ; il faut que le prince "manipule" le peuple en lui présentant le gain qu'il a à suivre un prince courageux. S'il fait ceci, le peuple le suivra toujours car la croyance dans le courage le galvanise. Parce que le peuple est un acteur collectif qui ne participe pas du pouvoir politique, donc qui est à distance, il a souvent une perception fausse. Il faut donc lui présenter des choix simples sous forme de gain et de perte et bien soigner les apparences.
Remarque : Parce qu'il en arrive à la conclusion que la survie d'un Etat et son bon gouvernement dépendent moins de ses institutions que de l'esprit qui anime ses soutiens, la fameuse virtù doit animer aussi bien le prince que le peuple. L'esprit de celui qui crée l'Etat et ses institutions doit infuser dans l'esprit collectif. Il doit aussi y avoir des offices qui seraient en charge de vérifier régulièrement que l'esprit des lois (sans jeu de mot de ma part) est bien respecté (comme les tribuns de la plèbe et les censeurs dans l'antique Rome)
- malgré sa critique des factions (rien d'original), M. reconnaît comme nécessaire l'existence de groupes à l'intérieur de la société politique. Ces groupes doivent correspondre aux différentes "humeurs" de la population (comme vu plus haut, les ambitieux et les obéissants). Au lieu de distribuer les hommes selon la richesse ou la naissance, il vaudrait mieux les distribuer en fonction de leur nature.
- au final, le bon prince est celui qui parviendra à persuader le peuple qu'il incarne en sa personne les intérêts de de la société toute entière.
M. effectue donc, en mêlant des thèmes qui ne lui sont pas propres, une rupture avec l'ancienne vision d'une société gouvernée par la morale (chrétienne) et où la notion de Bien commun était centrale. Il cherche à la remplacer par une analyse rationnelle de la réalité des constructions politiques humaines et à créer une nouvelle morale, qui serait spécifiquement politique, fondée sur l'efficience.