lundi 28 juin 2021

Lettre du conquérant de Constantinople au pape Nicolas V (1453)

 Source : la lettre, envoyée en latin et en français est reproduite in extenso par Jean Chartier dans sa Chronique de Charles VII, roi de France, Vallet de Vireville ed., vol.3, chap. 267, p.36-39

J'ai laissé le texte dans ses formulations et sa syntaxe d'ancien français, me contentant de moderniser la graphie des mots et la ponctuation, pour simplifier la lecture.


"Morbezan*, lieutenant du grand empereur, seigneur du pays d'Achaïe, fils de Oreste, avec ses frères dont l'un est Collabullabre, et [l'autre] Collaterales, [tous] hommes de guerre, au nom de Uganéus Empereur (sic), au grand prêtre romain, nous jouxtes ses mérites, salut.

Il est naguère parvenu à nos oreilles que, aux prières et requêtes du peuple des Vénitiens, vous faites publiquement divulguer en vos églises que quiconque prendra armes contre nous aura, en ce siècle, rémission de ses péchés et leur promettez benoite vie au temps à venir. Laquelle chose nous avons su par certaines vérités, par la venue d'aucuns piétons portant croix, lesquels ont naguères transnagé et passé la mer es navires des Vénitiens. Pour laquelle chose, nous sommes grandement émerveillés. Car jaçoit que [quoique] du grand Dieu tonnant vous fût donné la puissance d'absoudre et délier les âmes, de tant devriez-vous à ce procéder meurement [avec réflexion] et ne devriez induire les chrétiens contre nous, spécialement les Italiens. Car nous savons depuis naguères que nos pères dirent que notre peuple des Turcs avoit été innocent et quitte de la mort de votre Christ crucifié.

Et comme il soit ainsi que les lieux et les terres où sont vos choses saintes, nous ne possédons pas ni nous, ni nos gens, mais toujours ayons et avons eu en haine le peuple des Juifs car selon que nous lisons en nos histoires et chroniques, ils baillèrent proditoirement [donnèrent par traîtrise] et par envie ycelui Christ au juge des Romains en Jérusalem et le firent mourir au gibet de la croix. Partant, nous émerveillons aussi et regrettons que les Italiens se sont mis contre nous, comme il soit ainsi que nous avons inclination naturelle à les aimer car ils sont issus du sang de Troie et en ont eu leur première noblesse et seigneurie. Duquel sang et lignée nous sommes anciens hoirs [descendants/héritiers] et les nommés avoir été augmentateurs et accroisseurs [réputés en avoir été les augmentateurs]. Lesquels étaient issus du grand roi Priam et de sa lignée en laquelle nous sommes nés et avons intention de mener notre seigneurie et empire en les parties d'Europe, selon les promesses que nos pères en ont ouïes [entendues] du grand Dieu. Nous avons aussi intention de réparer Troie la grande et de venger le sang d'Hector et la ruine d'Ilion, en subjuguant à nous l'empire de Grèce et en l'unissant à l'Etat de notre Dieu, et nous punirons les hoirs des transgresseurs.

Nous avons aussi intention de soumettre totalement à notre empire et seigneurie la Crète et les autres îles de la mer, lesquelles les Vénitiens nous ont violemment ôtées [alors qu']elles nous sont promises.

Pour ce, nous requérons votre prudence et prions pour que vous imposiez silence à vos messagers par la terre d'Italie [...] en ne provoquant plus ainsi le peuple chrétien sous espoir de puissance, puisque nous n'avons aucune guerre envers lui. Pour la croyance et différence qui est entre nous, il ne vous appartient en rien si nous ne croyons pas en votre Christ, lequel nous réputons avoir été très grand prophète. Et aussi, selon que nous avons entendu, selon la loi d'ycelui, vous ne nous devriez point obliger à sa croyance.

Que si aucune [une] controverse est mue entre nous et les Vénitiens, cela procède de ce qu'indument et sans nulle couleur de justice, sans l'autorité de César ni d'autre prince, mais par leur orgueil et leur témérité, ils ont subjugué et occupé aucunes [certaines] îles de la mer et autres lieux qui sont compris en notre empire, ce que désormais nous ne pouvons ni ne devons souffrir, car le temps de notre vengeance approche.

Pour lesquelles choses vous pouvez et devez par raison nous désister de vos entreprises et vous taire. Spécialement à cause que nous connaissons ce peuple des Vénitiens être bien étrange et divers de la vie et des mœurs des Romains, car ils ne vivent pas selon les lois et les mœurs des autres, mais se tiennent être les meilleurs que tous les autres peuples adjacents. Desquels, à l'aide de notre grand Dieu, nous mettrons l'orgueil et la folie à fin. Ou autrement, si votre prudence ne se désiste de ses entreprises, nous nous efforcerons aussi contre vous, à l'aide des empereurs et autres rois d'Orient, lesquels feignent aujourd'hui dormir, et de nos contrées feront venir aide d'armes et nefs artificieuses en abondance, par le moyen desquels nous avons intention de résister courageusement, non pas seulement contre vos piétons portant croix, mais aussi contre la Germanie, la Romanie et la France, si contre nous les incitez. Avec l'aide de nos vaisseaux de guerre, nous avons l'intention de traverser et passer l'Hellespont, avec innombrables quantité de navires poussés par voiles et avirons, et ensuite venir jusque en Allemagne. Et nous avons aussi intention de passer par la région septentrionale pour visiter spécialement ces contrées et venir vers la Dalmatie et la Croatie.

Donné en l'an de Mahomet 840, en notre palais triomphal, scellée et enregistrée."

Remarque : il y a erreur sur la datation. Ce devrait être l'an 857 de l'hégire.

*Morbazenne, bey (gouverneur militaire dans l'armée ottomane) avait deux autres frères nommés Collabulabra et Collaterales. Matthieu d’Escouchy se sert du même appellatif dans sa Chronique au chapitre XCIV: “Comment Morbazenne, grant Turcq, print d’assault la cité de Constantinoble”: “Mais depuis ces choses advenues, ledit Turcq moru en ses pays, lequel avoit trois filz, dont l’un estoit nommé Morbazenne Horesti, le second Collabulabra, et le tiers Collatelarus. Morbazenne succeda à la seignourie, qui pooit avoir d’aage vingt-quatre ans ou environ” (édition Gaston Du Fresne de Beaucourt, Paris, 1864, t. II, p. 50); Jacques Du Clercq parle de Barbesan (cf. ses Mémoires dans la Collection des chroniques nationales françaises, écrites en langue vulgaire du treizième au quatorzième siècle, avec notes et éclaircissements par Jean-Alexandre Buchon, Paris, Verdière, 1826, t. XXXVIII, p. 139). On retrouve cet appellatif – Morbesianus – pour Umur bey, maître de Smyrne, mortellement blessé en 1348.


Pour remettre aussi les choses en contexte, le texte qui, dans la chronique, précède cette lettre est la relation de la prise de Constantinople par Jacopo Tedaldi. L'auteur y appelle à une croisade générale contre Mehmet II. Voici comment la BNF présente ce texte

l s’agit de la relation de Jacques Tedaldi, marchand florentin, témoin oculaire de la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Le récit nous apprend qu’il était de garde sur les murailles de la ville, lorsque les Turcs commencèrent l’assaut. Au vu du désastre, il s’enfuit à la nage et fut recueilli par une galère vénitienne fuyant vers Nègrepont. M. L. Concasty émet l’hypothèse que ce passage du ms. français 6487 constitue la version la plus proche d’un texte original perdu, transcrit vraisemblablement en italien, comme le prouvent plusieurs italianismes dans la version française (cf. Concasty, art. cit., p. 101 n. 2). Comme le suggère la souscription du f. 21, le récit a été apporté en Occident par Jean Blanchin, puis copié – sinon traduit en français, le mot « transumptum » n’impliquant pas l’idée de traduction (Concasty, art. cit., p. 101 n. 4)- par Jean Columbi le 31 décembre 1453. C’est peut-être Blanchin lui-même (« Blancet » dans d’autres versions) qui a transcrit le récit oral de Jacques Tedaldi, alors que celui-ci venait d’arriver à Nègrepont à bord des galères vénitiennes en déroute « arriver desquelles veoir estoit moult piteuse chose, oyans leurs perdes et leurs lamentations ». Le manuscrit d’origine comportait peut-être un croquis explicatif dont s’inspire la miniature du ms. français 6487. Dans d’autres manuscrits (et dans l’édition du XVIIIe siècle), le récit porte un titre différent qui mentionne comme destinataire le cardinal d’Avignon, légat du pape chargé de convaincre les princes occidentaux de partir immédiatement en croisade. Mais à la date de la souscription du ms. français 6487 (31 décembre 1453), il n’a pas encore reçu sa mission diplomatique, ce qui explique l’absence de son nom. Ce n’est que par la suite que ce récit fut rendu public pour appuyer son action, assorti de remarques sur Mehmet II et de conseils stratégiques pour une expédition. Dès le début de l’année 1454, une version latine de la relation fait de celle-ci un véritable « document de propagande » (Concasty, ibid.). Il s’agit du Tractatus de expugnatione urbis Constantinopolitanae dont le texte est proche de celui du ms. français 6487, sous une forme littéraire, avec des additions, mais pas de carte. Les autres manuscrits de la relation de Tedaldi confirment cette hypothèse. Sur ces copies partielles destinées à diffuser le plus largement possible le texte de propagande, deux sont en français du Nord (Bruxelles 19684, Paris, BnF, ms. français 2691), une troisième est en dialecte picard (Cambrai, B. M., ms. 1114). Enfin, le souscripteur du Tractatus porte un nom flamand. Il convient donc de mettre en rapport ce texte avec les préparatifs du duc de Bourgogne en vue d’une croisade contre les Turcs. Outre le récit de la prise de Constantinople, qui était au cœur des préoccupations de Philippe le Bon, plusieurs indices permettent d’avancer l’hypothèse que le ms. français 6487 a été réalisé dans l’entourage du duc de Bourgogne (...)


Au final, ce texte est un faux. Umur bey, sous le nom de Morbesianus, est l’auteur de la lettre apocryphe – du sultan au pape – fabriquée par un adversaire de la croisade à l’époque de l’expédition d’Humbert de Viennois (1345-1347). Il s’agit de la lettre rapportée par Jacques Du Clercq et Matthieu d’Escouchy à la suite du récit du siège de Constantinople. Ce document a été publié par Jules-Marie-Michel Gay, Le pape Clément VI et les affaires d’Orient (1342-1352), Paris, Bellais, 1904, pp. 172-174.)

cf Monica Barsi , "Constantinople à la cour de Philippe le Bon (1419-1467). Compte rendus et documents historiques" dans Sauver Byzance de la Barbarie du monde, Quaderni di Acmé n° 65, Milan, 2004, .p.185

vendredi 7 mai 2021

Mon cours sur la construction européenne

Manuel Belin

Cette leçon se fait plus ou moins sur le principe du cours inversé car elle est (bien trop) riche en informations précises. Les élèves ont le cours entièrement rédigé, distribué en deux temps qui correspondent aux deux parties. Pour la partie 1 je reprends avec eux les éléments institutionnels (à partir des organigrammes ) et pour la partie 2, on corrige les exercices et on analyse les doc du manuel, puis ils ont la trace écrite qui synthétise le travail fait en classe.


POUR TRAVAILLER CETTE LECON :

Faire les exercices du manuel

Réviser autrement p. 295

Analyse caricature p. 297

La QP p. 298

Sujet dur de commentaire de doc p. 300 

TH : La construction européenne, pour faire de l’UE une puissance mondiale ?

Introduction

• En août 1849, lors du Congrès international de la paix, Victor Hugo prononce un discours – resté célèbre – intitulé « Un jour viendra ». Il déclare : « Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne ». Après la 1ère guerre mondiale, l’idée européenne prend corps :



en 1929, Aristide Briand propose d’unir les Etats européens par une « sorte de lien fédéral », mais la 
crise des années 1930 et la montée des totalitarismes mettent un terme à ce projet.(caricature 1 p. 330) 
L’idée d’un rapprochement entre les Etats européens, des « Etats-Unis d’Europe » (W. Churchill, 1946 
photo p. 328) et donc d’une unité politique de l'Europe est donc ancienne.

• Après 1945, marqués par le traumatisme de la guerre, un certain nombre d'États choisissent de faire 
avancer ce projet. Les débuts de la Guerre froide renforcent cette volonté.

A partir de 1945, une nouvelle échelle de gouvernement apparaît par le rapprochement entre États européens ayant des objectifs communs : L’objectif politique de l’Europe a été défini dès 1948. Dans les années 1940-1960, l'ambition est d'éviter les conflits entre États voisins et de développer les échanges économiques entre eux. Dans les années 1990, l'intégration vise à s'insérer davantage dans l'économie mondiale et à devenir un acteur majeur des relations internationales.

L’UE apparaît comme le 3e pôle de puissance. C’est un ensemble original. Plus de soixante ans après le Congrès de la Haye, si les Européens ont réussi à construire une union économique, ils ont pour l’instant échoué à édifier une Europe politique qui reste encore en partie au stade du projet. De plus, la construction européenne ne parvient pas à unifier le territoire de l’UE, malgré les politiques mises en oeuvre.

HIST : Comment le projet d’Europe politique a-t-il évolué ? A quels obstacles s’est-il confronté ? Peut-il servir de modèle ?

ARTICULATION AVEC LA GEO : Comment l’UE s’intègre-t-elle dans la mondialisation ? Quels sont les atouts et les faiblesses de son territoire ? Les politiques menées par l’UE permettent-elles d’assurer sa compétitivité ?

I/ Les grandes étapes de la construction européenne depuis les années 1960 : élargissement et approfondissement

A- La CEE (1957-1992)

1-Quelles institutions ?

coexistence d’organismes supranationaux et pouvoir renforcé des Etats dans la prise de décision Les traités de Rome ont mis en place des institutions, chargées de coordonner la mise en place de 2 l’union douanière. Elles sont le résultat de compromis entre pouvoir fédéral et pouvoir étatique :

 Commission européenne (membres nommés par les gouvernements nationaux) est un organe supranational. Elle a l’initiative des lois (directives, règlements) et veille à leur application tout comme à l’application des décisions du conseil européen et à l’application des traités (= la « gardienne des traités »).

 Conseil des ministres incarne les intérêts des Etats. Il prend les décisions, qui doivent l’être à l’unanimité pour les questions les plus importantes (droit de veto à partir de 1965) ce qui garantit la souveraineté de chaque Etat. Il s’agit d’un organe intergouvernemental qui statue soit à la majorité qualifiée soit à l’unanimité.

 Parlement européen est essentiellement consultatif au début. Il n’a pas l’initiative des lois réservé à la Commission, il vote le budget et les textes, mais il ne contrôle pas les recettes du budget. Les élus se regroupent en groupes parlementaires selon les affinités politiques et non pas selon les critères de nationalité.

Le pouvoir appartient surtout au Conseil des ministres et à la Commission, le Parlement n'ayant aucun pouvoir réel à l’époque.

Des évolutions ponctuelles des institutions :

 1974 : création d'un Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement (4 réunions par an) chargé de définir les priorités de la construction européenne et de faire entendre la « voix de l'Europe. Il devient l'instance majeure de la CEE

 1976 : en contrepartie de cette concession faite à l’Europe des Etat et pour améliorer l’expression démocratique des peuples, est instaurée l’élection au suffrage universel direct du Parlement européen (mais ses pouvoirs restent limités), dont la première présidente est la française Simone Veil.

2-La mise en place de coopérations communes limitées 

Reprise CECA + Euratom en janvier 1958 (coopération nucléaire civil). Son exécutif fusionne avec celui de la CECA et de la CEE en 1967.

Par ordre chronologique :

 La CEE (Communauté économique européenne) vise la réalisation d’un marché commun (l’Europe des marchands) où circuleraient librement les biens, les services et les capitaux. La première étape est l’union douanière avec la suppression des barrières douanières entre les 6 pays et l’adoption du tarif extérieur commun à l’égard des pays tiers est achevée dès la fin des années 1960.

: http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00061/le-marche-commun-160-millions-declients.

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 Dans le but d’atteindre l’autonomie alimentaire de l’Europe, la 1ère politique commune, la PAC (politique agricole commune) est instaurée en 1962 (elle repose sur la préférence communautaire – principe selon lequel un Etat membre doit préférer s’approvisionner à l’intérieur de la CEE plutôt qu’à l’extérieur – en matière agricole et sur la garantie des prix pour assurer un revenu minimal aux agriculteurs) FEOGA. Partout, l’agriculture se modernise en se mécanisant PAC => productivité multipliée par 5.

2ème priorité = électricité et acier

 + Des entreprises communes à plusieurs États se développent, comme Airbus-EADS créée en 1970 : direction franco-allemande + production dans plusieurs pays y compris RU 

 1978 politique spatiale: 1° tir d’Ariane : un acte de coopération technologique et financière d'investissement.

 créer une zone de stabilité monétaire : en 1971, crise monétaire avec la dévaluation du dollar des États-Unis et la fin de sa convertibilité en or => création en 1979 du Système monétaire européen (SME) pour réduire les fluctuations entre les monnaies des pays membres et stabiliser les taux de change en créant une unité monétaire européenne appelée ECU (European Currency Unit ou unité de compte européenne = idée de Valéry Giscard d’Estaing, président de la République française de 1974 à 1981).

 Mécanisme d’aides aux régions plus pauvres pour harmoniser les niveaux de compétitivité économiques = création du FEDER le Fonds européen de développement régional (FEDER, 1975).

R) Rejoint des préoccupations sociales et territoriales: aides aux catégories sociales défavorisées et aux régions comme le Fonds social européen (FSE, 1957),

 Des réussites : 1955- 1978 : Miracle à l’européenne : Les douze représentent, en 1989, 15 % du commerce mondial et 30 % de la production industrielle de la planète.

Dans les années 1980, la construction européenne piétine à cause de la crise économique, de la volonté de Margaret Thatcher de limiter le pouvoir de la CEE (n’en faire qu’une zone de libre-échange dont profiterait le RU)

Pourtant des réalisations sont à porter au crédit de la période, même si les pro-européens les trouvent trop timides

- créer un espace de circulation : en 1985, l'accord de Schengen supprime les contrôles aux frontières des pays signataires ; en 1987, le programme « Erasmus » favorise la circulation des étudiants des pays membres.

1986, Jacques Delors, président de la Commission, relance la construction européenne avec l'Acte unique européen : ce dernier prévoit la mise en place d’un marché unique1 pour 1993 et retient le principe d’une union économique et monétaire, d’une harmonisation des normes (services, environnement …) . Pour améliorer le processus décisionnel, il envisage l’extension du vote majoritaire et un accroissement des compétences de la Commission et du Parlement. C’est le point de départ de la négociation qui conduit à Maastricht et à la transformation de la CEE en UE.

3- Ces succès => multiplication des demandes d’adhésion (voir chrono des élargissements dans le PWPT)

L'élargissement à d'autres États a été prévu dès le départ. Pendant longtemps, le Royaume-Uni a refusé la construction européenne : en 1959, il crée l’Association européenne de libre-échange ou AELE (avec le Danemark, la Suède, la Norvège, le Portugal, la Suisse, l’Autriche). Mais devant le succès de la CEE, le Royaume-Uni demande en 1961 son adhésion : De Gaulle refuse car il veut éloigner l’Europe de l’influence américaine (refus de l’atlantisme intégral qu’est censé représenter le RU ).

C'est son successeur à la présidence de la République française, Georges Pompidou qui accepte en 1973, l’entrée du RU, de l’Irlande et du Danemark. La disparition des régimes autoritaires dans les pays méditerranéens permet l’adhésion de la Grèce (1981), de l’Espagne et du Portugal en 1986, afin de les ancrer dans la démocratie libérale.

B- L’UE des 1990’s à nos jours

Après la fin de la guerre froide, la construction européenne peut désormais se réaliser à l’échelle du continent, mais comment concilier approfondissement et élargissement et les mener de front ?

1- De plus en plus de pays

Carte élargissement (manuel hist p.283)

But : accueillir les Etats de l’est sortis du communisme

Même si ceux-ci n’étaient pas prêts = fort différentiel de développement éco + faiblesse de la démocratie

 Un élargissement de l’Europe sans précédent…

• La fin des démocraties populaires en 1989 et la disparition de l’URSS modifient profondément la donne géopolitique en Europe. La construction européenne peut désormais s’étendre à l’ensemble du continent. Plusieurs élargissements successifs font passer de 12 (en 1992) à 28 (aujourd'hui) le nombre des États membres. + En 1990, avec 1 Marché unique : nom donné à un espace économique encore plus unifié que le marché commun, impliquant non seulement la libre circulation des marchandises, ces capitaux, des services et des hommes, mais aussi l’harmonisation des législations entre Etats membres.

la réunification allemande, la CEE absorbe le territoire de l’ancienne RDA. Devant l’afflux  de candidatures, le sommet de Copenhague fixe des critères d’adhésion.

En 1995, l’Union européenne créée par la traité de Maastricht accueille l’Autriche, la Suède et la Finlande = Europe des 15. Puis, en 2004, après plusieurs années de négociations, l’UE accueille 10 nouveaux Etats dont 8 anciennes démocraties populaires (l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, Malte, Chypre.) L'Union passe alors de 15 à 25 membres et gagne 75 millions d'habitants.

L'élargissement de 2007, marquant l'entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l'UE, puis celui de 2013 avec l’adhésion de la Croatie

• Aucune date d'entrée n'a encore été donnée aux cinq candidats actuels (Serbie, Monténégro, Macédoine, Islande, Turquie). Trois autres pays sont considérés par le Conseil européen comme des candidats potentiels : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo. La candidature de la Turquie, déposée en 1987 et acceptée par Bruxelles en 1999, est l'objet d'intenses débats sur la délimitation de l'Europe et le respect par la Turquie des critères d'adhésion et sur l'identité culturelle de l'Union.

=> la crainte « d'une fuite en avant » au sein des opinions publiques européennes.

• Cet élargissement entraîne de nouveaux équilibres géopolitiques. L'Union bascule vers l'Est et replace l'Allemagne en son centre géographique. Les différences de richesse entre anciens et nouveaux membres entraînent des débats sur l'ampleur et la répartition des aides européennes, qui bénéficiaient jusqu’alors essentiellement à l’Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce).

Ces élargissements posent ainsi la question des limites de l'Europe (jamais définies : cf. question de l'adhésion de la Turquie) et de la définition d'une identité européenne. Pour certains, les élargissements nuisent à la cohésion et au fonctionnement institutionnel de l'Union.

 Brexit (voir doc manuel Hist 3 p.293) et la synthèse spécifique dans pearltree

2- Avec Maastricht, c’est un passage progressif au fédéralisme qui s’opère.

1/1/93 - traité de l'Union Européenne dit de Maastricht: Décidé par le Conseil Européen.

 ratification dans tous les Etats membres Sa ratification, parfois difficile, a provoqué un certain malaise contre l’Union Européenne. France: référendum : 51,4 % de OUI, 48,6 % de NON. (doc 1 p.290 manuel Hist)

2 Critères de Copenhague (1993) : « Tout Etat européen peut se porter candidat. L’adhésion requiert du pays candidat :

- qu’il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ;

- l’existence d’une économie de marché viable capable de faire face à la libre concurrence

- la capacité du pays candidat à souscrire aux objectifs de l’Union politique, économique et monétaire et accepter l’acquis communautaire (accepter de transposer dans la législation nationale l’ensemble des traités) »

L’UE est un cas unique au monde. Elle est une construction originale où les États ont abandonné une partie de leur souveraineté, mais où ils conservent encore des prérogatives importantes. Pour répondre à ce mode de fonctionnement, les institutions tentent d'assurer un équilibre entre supranationalité (existence de pouvoirs supérieurs à ceux d’un Etat détenus par une autorité indépendante) et intergouvernementalité (c’est-à-dire une simple coopération entre États impliquant des prises de décisions à l'unanimité). La gouvernance (recherche d’un mode de gestion efficace d’un territoire par plusieurs acteurs, à différentes échelles) est donc assurée par des institutions intergouvernementales (Conseil européen et conseil de l’Union européenne) qui garantissent les intérêts des Etats égaux entre eux, et supranationales (Commission européenne et Parlement) qui assurent les intérêts de l’UE. Mais rien ne se fait sans les Etats qui contrôlent les pouvoirs les plus importants (+ vote à l’unanimité pour les questions relevant de la souveraineté nationale )

Plus de démocratie et plus de complexité (lire absolument le doc 3 p. 291 manuel Hist):

 élargissement progressif du périmètre des compétences du Parlement et notamment le traité de Lisbonne -2009- qui instaure le principe de la co-décision dans beaucoup de domaines (=> droit de véto): le budget de l’UE doit être validé, les accords avec les pays extérieurs. Après 2009, la composition de la commission européenne (personnalités nommées par les Etats) doit être approuvée par le Parlement…

En 2007, Traité de Lisbonne (entré en vigueur en 2009), innovations institutionnelles

- pour doter l’UE d’une meilleure visibilité mondiale, deux fonctions sont créées :

o un président du Conseil européen (élu à la majorité qualifiée par les vingt-huit chefs d’Etats et de gouvernements, pour une durée de deux ans et demi, renouvelable une fois. Elu en 2014 le polonais Donald Tusk). A actualiser

o un Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (depuis 2014 l’italienne Federica Mogherini) Idem

La prise de décision au sein des conseils (Voir PWPT)

• Le problème de la gouvernance européenne tient dans la nécessaire prise en compte de deux réalités très différentes qui ont chacune leur légitimité : la légitimité de chaque Etat (28 Etats > 28 voix) et la légitimité du poids démographique (1 hab. > 1 voix). Or, l’UE rassemble à la fois des petits Etats (Malte : 400 000 hab.) et des grands Etats (Allemagne : 82 M d’hab.). La prise de décision doit toujours reposer sur un compromis entre la reconnaissance de chaque Etat et leur poids démographique. Cependant, avec des États membres de plus en plus nombreux, l'Europe a dû repenser son fonctionnement : le vote à l’unanimité (imposé par De Gaulle en 1965) qui ne posait pas de problèmes à 6, 12 ou 15 devient difficile à tenir à 28.

- Pour faciliter la prise de décisions, le vote à la majorité qualifiée (vote des Etats pondéré en fonction de leur nombre d’habitants) au sein du Conseil est adopté pour les décisions ordinaires (il reste à l’unanimité pour les sujets importants.) Le tout devait être harmonisé dans une constitution européenne qu’une commission ad hoc élabora sous la direction de VGE. Lors de leur session plénière du 24 septembre 2003, les parlementaires européens approuvent le projet de traité constitutionnel de la Convention européenne, par 355 voix pour. Le texte est alors soumis aux peuples des pays membres soit vote parlementaire soit référendum.

En 2005, les français et les hollandais votent non, ce qui met fin au processus. (p. 292 du manuel Hist)

3- De plus en plus de rôles (HIST ET GEO)

L’Union européenne formule trois objectifs majeurs : (voir PWPT)

- Un objectif économique avec :

O le renforcement de la cohésion économique entre les Etats membres par une abolition des frontières dans le cadre de l’accord de Schengen (Luxembourg, 1985) : il s’agit de favoriser la libre-circulation des hommes, des biens, de des capitaux et des informations entre les Etats signataires ; La libre concurrence est élevée au rang de principe supérieur de référence. L’UE est donc libérale.

O la création d’une Union économique et monétaire (UEM) afin de mettre en place une monnaie commune (au début appelée ecu, puis euro mis en circulation au 1er janvier 2002.

C’est une réussite même si le RU, le Danemark et la Suède restent réfractaires à la monnaie unique, s’en tiennent à l’écart et conservent leur monnaie nationale.) Dans la foulée, est instaurée la Banque Centrale Européenne en 1997 (siège à Francfort). Le Conseil européen d'Amsterdam adopte en juin 1997 le Pacte de stabilité et de croissance pour assurer la gestion saine des finances publiques dans la zone euro en mettant en place des critères de convergence

- Un objectif politique et démocratique avec l’instauration de la citoyenneté européenne pour les ressortissants des Etats membres (libre-circulation, vote et éligibilité, protection, pétition).

- Un objectif diplomatique et militaire avec la mise en place d’une Politique étrangère et de 8 sécurité commune (PESC), qui ouvre la voie à une défense commune et à une coopération en matière policière et judiciaire afin de s’affirmer comme puissance mondiale.

Définitions de « 3 piliers » de l’UE : Communauté européenne + PESC + coopération policière et judiciaire.

En 1995, les accords de Schengen, signés en 1985, entrent en application, supprimant les contrôles aux frontières entre les États membres.

1998 Établissement de la Banque centrale européenne. Cette banque est indépendante des institutions de l'Union, c'est à dire qu'elle n'est pas responsable devant l'Union, et l'Union ne peut pas utiliser la politique monétaire comme outil de politique économique. Le but de cette banque se révèle être celui de préserver la valeur de l'Euro, monnaie "forte", au prix des pactes de stabilité, des restrictions des moyens à la disposition des gouvernements pour influer sur leur économie : endettement limité, assez large cependant, inflation limitée, crédit cher. L'Euro devient monnaie de réserve et de paiement, bien sûr au sein de l'Union. En 2002, l'euro est mis en circulation. Le Danemark, la Suède, le RU refusent de l’adopter. Voir dossier p. 288-289 manuel Hist

1998 instauration d'Europol, organe de coopération policière en Europe

2000 : le Conseil européen définit "une nouvelle stratégie de l'Union visant à renforcer l'emploi, la réforme économique et la cohésion sociale dans une économie fondée sur la connaissance." Les objectifs se déclinent ainsi : "adapter l’économie européenne aux nouvelles conditions de l’économie mondiale. Il faut faire face ensemble à la concurrence des États-Unis et des pays nouvellement industrialisés. Il faut libéraliser les secteurs encore protégés, favoriser l’innovation et les investissements dans les entreprises, adapter les systèmes éducatifs à la société de l’information." il discute « de l'innovation et de la connaissance en Europe, de la coordination des politiques économiques, de la santé et de la sécurité des consommateurs, de la sécurité maritime, de l'environnement, des services d'intérêt général, de la sécurité d'approvisionnement de certains produits, de la liberté, de la sécurité et de la justice, de la culture, des régions ultrapériphériques et des relations extérieures."

 Il s'agit là d'une extension considérable des compétences de l'Union. Par problèmes sociaux, le conseil européen entend le chômage, source de dépenses publiques, les retraites, le coût de la santé et des protections sociales. Il introduit les services d'intérêt général, qui ne sont pas les services publics et qui peuvent bien sûr être dans l'économie de marché.

- Le principe de subsidiarité est affirmé. C’est le fondement du fonctionnement de l’Europe : les décisions sont prises selon ce principe, qui réserve les compétences communautaires aux domaines dans lesquels l’UE est incontestablement plus efficace que chacun des membres.

Dans ces domaines, en revanche, les décisions prises par l’UE s’imposent aux Etats. (règlements européens) ou doivent être adaptées par les Etats (directives européennes)

II- Un projet en panne ? (critiques contre l’UE)

A) L’euroscepticisme

Doc 5 p. 291 manuel hist 

L’absence de sentiment d’appartenance de la part des citoyens. Alors que les citoyens sont de plus en plus concernés par les décisions européennes, que le Parlement est la seule institution élue directement par les peuples et que son pouvoir ne cesse de se renforcer, la participation électorale est de plus en plus faible : seuls 43% des électeurs de l’Union se sont rendus aux urnes pour les élections européennes de 2014 contre 62% en 1979. Ces élections se perdent souvent dans des débats de politique intérieure, les scrutins européens étant alors perçus comme une occasion d’évaluer le rapport de force politique entre deux élections nationales. À l’exception des débats sur la ratification des traités, l’Europe est souvent perçue comme un sujet lointain et ennuyeux.

L'euroscepticisme (terme apparu dans les années 80 signifiant une attitude de méfiance envers l'efficacité de la construction) semble croissant, notamment en raison de la crise économique et des discours de nombreux représentants politiques nationaux ou locaux qui font de l'UE la responsable de tous les problèmes que connaissent les populations (comme avec le Front National qui ne cesse de critiquer et d'accuser l'UE). Ce manque de sentiment d'appartenance est renforcé par les défauts et les pbs de la gouvernance de l’UE

L’euroscepticisme grandit dans les opinions publiques européenne, à droite comme à gauche. Des partis nationalistes et souverainistes (UKIP - UK Independence Party – en Grande Bretagne ; FN en France, etc.) ou régionalistes craignent la perte de l’identité ou de la souveraineté nationale.

B) Une difficulté à s’affirmer comme grande puissance : l’échec du volet PESC ( doc 2 p.285 )

L’Union européenne a atteint le statut de grande puissance mondiale sur les plans économique, commercial et monétaire. L’Union européenne pèse de tout son poids dans les enceintes internationales, telles que l’OMC, les organismes spécialisés de l’Organisation des Nations unies (ONU), les sommets mondiaux sur l’environnement et le développement. Cependant, il reste aux États membres de l’Union à faire encore de nombreux progrès aux niveaux diplomatique et politique pour s’exprimer d’une seule voix sur les enjeux décisifs de la planète. Plus encore, les systèmes de défense militaire — le coeur des souverainetés nationales — restent aux mains des dirigeants nationaux liés entre eux seulement par les engagements contractés dans le cadre des alliances telles que le pacte atlantique.

Les divisions entre la « jeune Europe » et la « vieille Europe » (D. Rumsfeld) au moment du déclenchement de la guerre en Irak en 2003 (doc 5 p. 285 manuel hist) a montré toutes les difficultés européennes en matière de politique étrangère et de défense, malgré une unité de façade souvent affichée..

Depuis 2003, l’Union dispose d’une «capacité opérationnelle» lui permettant de conduire des opérations de gestion de crise = la mise en place d’Eurocorps, une force européenne de réaction rapide de 60 000 hommes, issus de 5 pays membres de l’UE (France, Allemagne, Belgique, Espagne, Luxembourg),

Depuis 2003, l’Union européenne a ainsi lancé 22 opérations militaires et missions civiles, dont la première, en Bosnie-et-Herzégovine, a remplacé les forces de l’OTAN sans pour autant avoir beaucoup de succès. Ces différentes missions et opérations sont ou ont été déployées sur trois continents, sous drapeau européen. En voici quelques exemples: l’opération EUFOR Tchad/ République centrafricaine; l’opération Eunavfor Atalanta dans le golfe d’Aden pour lutter contre la piraterie somalienne; la mission EULEX Kosovo (2011) pour aider ce récent État à établir durablement l’État de droit; la mission EUPOL Afghanistan pour aider à la formation de la police afghane. La PESC a pris des sanctions contre la Libye en 2011

En matière de politique étrangère, la difficulté reste importante pour que des pays aux traditions diplomatiques très différentes et très inégales s’entendent : d’une part, il y a des pays de tradition interventionniste (France + GB : intervention en Libye en mars 2011) et des pays neutres et isolationnistes ; d’autre part, certains pays défendent l’idée d’indépendance de l’Europe (France, Allemagne) quand d’autres affichent clairement leur atlantisme (alliance avec les Etats-Unis). L’absence de position commune de la part de l’UE lors des guerres de Yougoslavie (1991-1995) ou de l’intervention américaine en Irak (2003) a montré que l’UE était incapable de « parler d’une seule voix » à l’échelle mondiale. Dans les années 1970, pour signifier l’absence de politique étrangère commune, le conseiller américain Henry Kissinger posait une question qui garde encore aujourd’hui toute sa pertinence : « L’Europe ? Quel numéro de téléphone ? »

Il n’existe toujours pas d’ « Europe de la Défense » ou d’armée commune européenne : 22 Etats sur 28 n’ont pas de force militaire capable d’être projetée sur un théâtre d’opération. Seuls la France et le RU disposent de l’arme nucléaire, de moyens de renseignement efficaces et possèdent des forces de projections relativement compétentes. Il semble bien que ce soit quelques pays (cf. intervention française au Mali en 2013) et l’OTAN qui assure la défense de l’Europe tant l’Europe de la défense est au point mort (intervention dans la guerre des Balkans en 1995 et celle du Kosovo en 1999).

CONCLUSION : vers une Europe à plusieurs vitesses ?

• Plusieurs conceptions s’opposent à propos de l’avenir de l’UE. Les fédéralistes souhaitent créer une Europe organisée en un Etat supérieur aux Etats membres, sur le modèle des Etats-Unis (A). Les souverainistes sont favorables à une confédération qui garantit au maximum l’indépendance des Etats membres (B). Enfin, les fonctionnalistes misent sur une coopération économique et plus d’intégration politique. Les débats sont vifs entre ces trois conceptions, à l’échelle de l’UE mais aussi à l’échelle des Etats membres. La « crise de l’euro » en 2010 qui a découlé de la crise de la dette grecque a révélé les fractures entre Européens : l’Allemagne et la France ont défendu un renforcement du fédéralisme budgétaire (surveillance accrue des budgets nationaux par l’UE) alors que le Royaume-Uni et la République tchèque s’y sont opposés. Le débat semble néanmoins tranché par le Brexit (juin 2016) et les effets dévastateurs de la crise grecque depuis 2010 (dette => intervention troika =Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international) et de l’afflux de réfugiés et migrants sur les OP eur.

 Vers une Europe à plusieurs vitesses ? Berlin et Paris sont à la manoeuvre pour imposer le scénario 3 du livre Blanc de Jean-Claude Juncker: celui d’une Europe qui avance à des rythmes différents. Les Etats membres sont libres de choisir les structures européennes auxquelles ils souhaitent adhérer : la mesure d’opting out créée par le traité de Lisbonne permet à un Etat membre de ne pas participer à certaines politiques communautaires. C’est ainsi que le Royaume- Uni, ex-membre de l’UE, n’était membre ni de la zone euro, ni de l’espace Schengen. D’autres Etats, non membres de l’UE, peuvent adhérer à certaines structures européennes : la Norvège et la Suisse sont dans l’espace Schengen ; Monaco ou l’Andorre utilisent l’euro avec l’accord de l’UE…

Il n’empêche que l’Europe est une réalité historique, le produit d’une construction qui a débuté après la Seconde guerre mondiale. L’UE est devenue une puissance commerciale de premier plan grâce à une politique commune menée depuis le début. L’Union européenne dispose, grâce à son poids commercial, d’un instrument d’influence internationale considérable. Elle n’est pourtant pas en mesure d’utiliser à plein cette puissance potentielle du fait de ses divisions.


jeudi 22 avril 2021

Domenico Scandella dit Menocchio

Fiche de lecture Axe 1 du thème sur "Religion et Etat", 1ere partie du cours : la foi, entre liberté et dogme.


Référence : Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, 1976 (Flammarion, Champs Histoire). Le livre est sous-titré "l'univers d'un meunier du XVIe siècle".

Remarque : la publication du livre de C. Ginzburg constitue un moment important de l'historiographie. Par ce livre, C. Ginzburg inaugure une méthode et une "école", celle de la micro-histoire, qui vise à comprendre, à partir d'une histoire individuelle et située, au plus près des indices laissés dans les sources, à reconstituer par l'enquête les modes de vie et de pensée , en général des plus humbles. Loin des abstractions sociologiques ou quantitatives, il s'agit de rendre compte d'expériences de vie irréductibles et pourtant jugées symptomatiques de faits plus larges (tel groupe social, tel mouvement culturel...) ce qu’Edoardo Grendi va désigner de l’oxymore « exceptionnel normal »,
C'est en fait de l'histoire "par le bas".


Argument :
Menocchio est ce meunier frioulan jugé deux fois par l'Inquisition en 1583 et 1599 dans le diocèse de Concordia. Au sein de sa petite et pauvre communauté villageoise, il  se détache car il a appris à lire, et ses lectures le font beaucoup réfléchir sur les choses de la foi et de l'Eglise. Il semble aussi que ses réflexions soient aussi le fruit d'un violent désir de revanche sociale et d'une frustration liée à sa condition. "Grande gueule", comme on dirait maintenant, il tente d'imposer ses interprétations du monde, tant religieuses que sociales, et parle abondamment et très librement, imprudemment. Si sa communauté semble l'avoir toute sa vie protégé de lui-même et lui avoir attribué quelque position d'autorité , il n'a pas de disciple : quand il est dénoncé (par le curé de la paroisse ?), personne n'ose se revendiquer d'un enseignement de Menocchio. D'ailleurs lui -même, devant ses juges, évoque des propos ici et là, des opinions dont il est assez fier et qu'il ne cherche pas à travestir ou minimiser, mais sans jamais impliquer d'autres habitants de sa paroisse.


Pourquoi s'intéresser au cas de Menocchio ?
D'abord parce que c'est un livre très bien écrit, facile donc à lire et qui se présente comme une enquête. En rendant visible sa démarche, C. Ginzburg fait également un travail pédagogique : en lisant le fromage et les vers, vous comprendrez comment travaille un historien et ce que c'est que la recherche de la vérité historique.
Ensuite parce que les thèmes de réflexion ouverts par l'histoire de Menocchio sont très intéressants et somme toute rarement abordés dans  l'Histoire scolaire :
A travers le procès, émerge un "texte caché" de la culture populaire, caché par nécessité de par la  sourde lutte des classes et perdu par les textes tout comme l'iconographie qui ne rendent justice "que" aux puissants. Comme l'écrit C. Ginzburg dans son avant-propos de 1976 : "L’impressionnante convergence entre les positions d’un obscur meunier frioulan et celles des groupes intellectuels les plus raffinés et les plus conscients de son temps repose avec force le problème de la circulation culturelle formulé par Bakhtine [...]", et dans le "chapitre 61 "le cas limite de Menocchio repose avec force un problème dont on commence seulement maintenant à saisir toute la portée :   celui des racines populaires d’une grande partie de la haute culture européenne, médiévale et postmédiévale. Des figures comme celles de Rabelais ou de Bruegel ne furent probablement pas de splendides exceptions. Toutefois, ils ont clos un âge caractérisé par la présence d’échanges souterrains féconds, dans les deux sens, entre la haute culture et la culture populaire. La période suivante fut, au contraire, marquée soit par une distinction toujours plus rigide entre culture des classes dominantes et culture artisanale et paysanne, soit par l’endoctrinement à sens unique des classes populaires. Nous pouvons placer la césure chronologique qui sépare ces deux périodes pendant la seconde moitié du XVIe siècle : elle coïncide de façon significative avec le renforcement des différences sociales sous l’impulsion de la révolution des prix. Mais la crise décisive avait eu lieu quelques décennies plus tôt, avec la guerre des paysans et le règne des anabaptistes de Münster. Les classes dominantes virent alors se poser de façon dramatique l’exigence de récupérer, même sur le terrain idéologique, les masses populaires qui menaçaient de se soustraire à toute forme de contrôle venu d’en haut – tout en maintenant et même en exaspérant les distances sociales. Cet effort renouvelé d’hégémonie prit différentes formes dans les diverses parties de l’Europe : mais l’évangélisation des campagnes par les jésuites et l’organisation religieuse capillaire, sur des bases familiales, réalisée par les Églises protestantes, peuvent être ramenées à une seule et même orientation. À celle-ci correspondirent, sur le plan de la répression, l’intensification des procès de sorcellerie et le contrôle sévère des groupes marginaux, tels les vagabonds et les gitans. C’est sur ce fond de répression et d’effacement de la culture populaire que se situe le cas de Menocchio."

Enfin, très concrètement dans le cadre du cours, une lecture partielle et le survol de la table des matières peut vous permettre d'apprendre ce qu'était un procès pour hérésie, comment il s'organisait, ce qui était considéré comme hérétique et en quoi des éléments de croyance populaire (encore que Menocchio s'est forgé sa croyance personnelle) venaient régulièrement s'entrechoquer avec un dogme souvent incompréhensible et utilisé comme instrument de domination.

Quelques extraits...
...dans le chap 1 :
"Le 28 septembre 1583, Menocchio fut dénoncé au Saint-Office. Il était accusé d’avoir prononcé des paroles « hérétiques et très impies » sur le Christ. Il ne s’agissait pas d’un blasphème occasionnel : Menocchio avait bel et bien tenté de diffuser ses opinions, arguments à l’appui (« praedicare et dogmatizare non erubescit »). Ce qui aggravait tout de suite sa position. Ces tentatives de prosélytisme furent amplement confirmées par l’enquête qui s’ouvrit un mois plus tard à Portogruaro, pour continuer ensuite à Concordia et à Montereale même. « Il est toujours en désaccord avec quelqu’un sur la foi par goût de discuter, et même avec le curé», rapporta Francesco Fassetta au vicaire général. Et un autre témoin, Domenico Melchiori : « Il aime à discuter avec les uns et les autres, et comme il voulait discuter avec moi je lui ai dit : “Je suis cordonnier et toi meunier, et tu n’es pas un savant, à quoi bon discuter de ça  ?” » Les choses de la foi sont profondes et difficiles, hors de portée des meuniers et des cordonniers ; pour en parler il faut un savoir, et les dépositaires du savoir sont avant tout les clercs. Mais Menocchio disait ne pas croire que le Saint-Esprit gouvernât l’Église, et il ajoutait : « Les prêtres nous tiennent en leur soumission, et s’arrangent pour nous faire rester tranquilles mais ils se donnent du bon temps » ; quant à lui, « il connaissait Dieu bien mieux qu’eux ». Et quand le piévan l’avait conduit à Concordia, chez le vicaire général, pour éclaircir ses idées, en lui disant « toutes tes fantaisies sont des hérésies », il avait promis de ne plus se mêler à ces histoires, mais avait recommencé aussitôt après. Sur la place, à l’auberge, lorsqu’il va à Grizzo ou Daviano, ou qu’il revient de la montagne : « Il a coutume, avec tous ceux avec qui il parle, dit Giuliano Stefanut, de lancer la discussion sur les choses de Dieu, et d’y entremêler toujours quelque bribe d’hérésie ; et ainsi il discute et crie pour défendre son opinion. »

...du chap 2 :
"Ensuite il avançait d’étranges affirmations, que les autres villageois rapportèrent au vicaire général de manière plus ou moins fragmentaire et décousue. Par exemple : « L’air est Dieu … la terre est notre mère » ; « Qu’imaginez-vous que soit Dieu ? Dieu n’est rien d’autre qu’un léger souffle, et ceci pour autant que l’homme se l’imagine » ; « Tout ce qui se voit est Dieu, et nous sommes des dieux » ; « Le ciel, la terre, la mer, l’air, les abîmes et l’enfer, tout est Dieu » ; « Croyez-vous donc que Jésus-Christ soit né de la Vierge Marie ? Ce n’est pas possible qu’elle l’ait mis au monde et qu’elle soit restée vierge : peut-être bien a-t-il été un homme de bien, ou l’enfant d’un homme de bien ». Enfin, on disait qu’il avait des livres interdits, en particulier la Bible en langue vulgaire : « Il est toujours en train de discuter avec tel ou tel, il a la Bible en vulgaire et s’imagine s’appuyer sur elle, et il s’obstine dans ses raisonnements.»

...du chap 3 :
"Quant au contenu hétérodoxe de ce genre de prédication, aucun doute n’était possible, surtout quand Menocchio exposa sa très singulière cosmogonie dont un écho confus était parvenu au Saint-Office : « J’ai dit que, à ce que je pensais et croyais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges ; et la très sainte majesté voulut que ce fussent Dieu et les anges ; au nombre de ces anges, il y avait aussi Dieu, créé lui aussi de cette masse en ce même temps, et il fut fait seigneur avec quatre capitaines, Lucifer, Michel, Gabriel et Raphaël. Ce Lucifer voulut se faire seigneur à l’image du roi, qui était la majesté de Dieu, et, à cause de sa superbe, Dieu commanda qu’il fût chassé du ciel avec toute sa suite et toute sa compagnie ; et ce Dieu fit ensuite Adam et Ève, et le peuple en grande foule pour occuper les sièges des anges ainsi chassés. Mais comme cette foule n’obéissait pas aux commandements de Dieu, celui-ci envoya son fils qui fut pris par les juifs et crucifié. » Et il ajoutait : « Je n’ai jamais dit qu’il s’est fait pendre comme une bête » (c’était une des accusations portées contre lui ; par la suite il admit que si, peut-être, il pouvait avoir dit quelque chose de ce genre ). « J’ai bien dit qu’il se laissa crucifier et que celui qui fut crucifié était un des enfants de Dieu, parce que nous sommes tous des enfants de Dieu, et de la même nature que celui qui fut crucifié ; c’était un homme comme nous autres, mais de plus grande dignité, comme, pour ainsi dire, aujourd’hui le pape, qui est un homme comme nous, mais plus digne par ce qu’il peut faire ; et celui qui fut crucifié est né de saint Joseph et de la Vierge Marie. »

...du chap 6 :
"Il commença par dénoncer l’oppression qu’exerçaient les riches sur les pauvres en utilisant, dans les tribunaux, une langue incompréhensible comme le latin : « Je pense que le fait de “parler” latin est une façon de trahir les pauvres, parce que dans les procès les pauvres gens ne comprennent pas ce qui se dit et ils sont roulés, et s’ils ont quatre mots à dire, ils ont besoin d’un avocat. » Mais cela n’était qu’un exemple d’une exploitation générale dont l’Église était complice et à laquelle elle participait. « Il me semble que dans notre loi, le pape, les cardinaux, les évêques sont si grands et si riches que tout appartient à l’Église et aux prêtres et qu’ils égorgent les pauvres ; si ceux-ci ont deux champs en location, ils appartiennent à l’Église, à un évêque ou à un cardinal. » On se souvient que Menocchio avait deux champs à cens dont nous ne connaissons pas le propriétaire ; quant à son latin, il se réduisait, apparemment, au credo et au pater noster qu’il avait appris en servant la messe ; et Ziannuto, son fils, s’était dépêché de lui trouver un avocat, dès qu’il avait été mis en prison par le Saint-Office. Mais ces coïncidences, ou possibles coïncidences, ne doivent pas tromper : le discours de Menocchio, même s’il naissait de son cas personnel, finissait par embrasser un domaine beaucoup plus vaste. L’exigence d’une Église qui abandonne ses privilèges, qui se fasse pauvre avec les pauvres, se reliait à la formulation, sur les traces de l’Évangile, d’une religion différente, sans dogmatisme, réduite à un noyau de préceptes pratiques : « Je voudrais que l’on croie dans la majesté de Dieu, et que l’on soit des hommes de bien, et que l’on fasse comme a dit Jésus-Christ, qui a répondu aux juifs qui lui demandaient quelle loi il fallait avoir : “Aimer Dieu et aimer son prochain.” » Cette religion simplifiée n’admettait pas, pour Menocchio, de limites confessionnelles. Mais l’exaltation passionnée de l’équivalence entre toutes les religions, sur la base des lumières également accordées à tous (« La majesté de Dieu a donné l’Esprit saint à tous : aux chrétiens, aux hérétiques, aux Turcs, aux juifs, il les aime tous et tous se sauvent d’une manière ou d’une autre ») aboutit à une violente attaque contre les juges et leur superbe doctrinale : « Et vous autres prêtres et frères, vous voulez encore en savoir plus sur Dieu et vous êtes comme le démon, et vous voulez vous faire dieux sur terre, et tout savoir comme Dieu, ainsi que l’a voulu le démon : et qui pense en savoir le plus, en sait moins. » Et abandonnant toute retenue, toute prudence, Menocchio déclara qu’il refusait tous les sacrements, y compris le baptême, comme des inventions des hommes, des « marchandises », des instruments d’exploitation et d’oppression de la part du clergé : « Je crois que la loi et les commandements de l’Église sont tous des marchandises et que celle-ci en vit. » Du baptême il dit : « Je crois que dès notre naissance nous sommes baptisés, parce que Dieu qui a béni toute chose nous baptise, et que le baptême est une invention, et que les prêtres commencent à manger les âmes avant la naissance et ils les mangent continuellement jusqu’après la mort. » De la confirmation : « Je crois que c’est une marchandise, une invention des hommes, qui ont tous le Saint-Esprit, et qui cherchent à savoir et ne savent rien. » Du mariage  : « Ce n’est pas Dieu qui l’a fait, mais les hommes : avant, l’homme et la femme se promettaient fidélité et cela suffisait ; ensuite sont venues ces inventions des hommes. » De l’ordination : « Je crois que l’esprit de Dieu est en chacun de nous… et je crois que tout homme qui a étudié pourrait être prêtre, sans être ordonné, parce que tout cela ce sont des marchandises. » De l’extrême-onction : « Je crois que ce n’est rien et que ça ne vaut rien, parce qu’on oint le corps et qu’on ne peut oindre l’esprit. » De la confession il avait coutume de dire  : « Aller se confesser aux prêtres et aux moines, autant aller se confesser à un arbre. » Quand l’inquisiteur lui répéta ces mots, il expliqua avec une pointe de suffisance : « Si cet arbre savait donner la teneur de la pénitence, cela suffirait, car il y a des hommes qui vont se confesser aux prêtres parce qu’ils ne savent pas quelle pénitence ils ont à faire pour leurs péchés ; ils veulent qu’on le leur dise ; mais s’ils le savaient ils n’auraient pas besoin d’y aller ; et ceux qui le savent n’ont pas à y aller. » Ces derniers, il faut qu’ils se confessent « dans leur cœur, à la majesté de Dieu, et qu’ils le prient de pardonner leurs péchés ». Seul le sacrement de la communion échappait à la critique de Menocchio – mais réinterprété de façon hétérodoxe. Les phrases rapportées par les témoins avaient tout l’air, il est vrai, de blasphèmes ou de négations méprisantes. Arrivant chez le vicaire de Polcenigo un jour où l’on faisait des hosties, Menocchio s’était exclamé : « Pauvre Vierge Marie, elles sont bien grandes, ces bêtes-là  ! » Et une autre fois, alors qu’il discutait avec le prêtre Andrea Bionima : « Je ne vois là rien d’autre qu’un morceau de pâte, comment se fait-il que cela puisse être notre Seigneur Dieu ? et qu’est-ce que c’est que ce Seigneur Dieu ? rien d’autre que la terre, l’eau et l’air. » Mais il avait expliqué au vicaire général : « J’ai dit que cette hostie est un morceau de pâte, mais que le Saint-Esprit descend du ciel en elle, et je crois vraiment cela. » Et le vicaire général incrédule : « Mais que croyez-vous que soit le Saint-Esprit ? » Menocchio : « Je crois que c’est Dieu. » Mais savait-il combien il y a de personnes dans la Trinité ? « Oui, Messire, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » « Dans laquelle de ces trois personnes croyez-vous que se transforme cette hostie ? » « Dans le Saint-Esprit. » « Quelle personne précise de la Sainte Trinité croyez-vous qu’il y ait dans cette hostie ? » « Je crois que c’est le Saint-Esprit. » Une pareille ignorance était inconcevable pour le vicaire : « Quand votre curé a fait des sermons sur le saint sacrement, qu’a-t-il dit qu’il y avait dans la sainte hostie ? » Toutefois, il ne s’agissait pas d’ignorance : « Il a dit qu’il y avait le corps du Christ, mais moi je croyais que c’était le Saint-Esprit, parce que je crois que le Saint-Esprit est supérieur au Christ qui, lui, était un homme, alors que le Saint-Esprit est venu de la main de Dieu. » « Il a dit mais moi je croyais… » : dès que l’occasion se présentait, Menocchio confirmait presque avec insolence sa propre indépendance de jugement, son propre droit à prendre une position autonome. Devant l’inquisiteur il ajouta : « Le sacrement me plaît : on s’est confessé, on va communier, et on reçoit le Saint-Esprit, et on a l’esprit joyeux … ; quant au sacrement de l’Eucharistie, c’est une chose bonne pour gouverner les hommes, inventée par les hommes grâce au Saint-Esprit ; la messe est une invention du Saint-Esprit, comme l’adoration de l’hostie, afin que les hommes ne soient pas comme des bêtes. » Messe et sacrement de l’autel étaient donc justifiés d’un point de vue quasi politique, comme instruments de civilisation – par une phrase où se retrouvait l’écho involontaire, comme un signe renversé, de la réplique au vicaire de Polcenigo (« hostie… bêtes »). Mais sur quoi se fondait cette critique radicale des sacrements ?

Je m'arrête là. La suite du livre à la fois raconte le procès et son issue, mais surtout part à la recherche des clés de compréhension de ce sacré personnage qu'est Menocchio : d'où lui sont venues ces idées ? de quel mélange de lectures, de rencontres et de réflexion personnelle sont-elles le fruit ?



Je signale le livre de R.I Moore , en traduction et édition française Hérétiques : résistances et répression dans l'Occident médiéval (Belin, 2017) pour prolonger sur les hérésies. A  travers une accumulation d'exemples entre le XIe et le XVe, accumulation parfois indigeste, il faut bien le dire, on comprend comment elles furent le plus souvent une création de l'Eglise qui cherchait à s'imposer à la population et à mieux contrôler les élites, par l'intermédiaire des ordres mineurs dont le rôle était parallèlement la prédication et la normalisation des actes de la foi. Mais l'Inquisition, ou avant elle (qui fut fondée en 1231 par le pape Grégoire IX) les procès épiscopaux furent aussi instrumentalisés par certains contre d'autres dans des jeux de pouvoir.

Toute fin de l'épilogue (p.472-473)
"Si utile qu'elle ait été à l'occasion comme instrument de terreur, la guerre à l'hérésie ne fut pas principalement dirigée contre la masse de la population [au Moyen-Age]. La plupart des accusations d'hérésie s'élevèrent lors des conflits au sein des élites, parfois localisés, parfois à très vaste échelle, comme avec la révolution religieuse du XIIe siècle ou la Croisage albigeoise. Le spectre de l'hérésie au sein du peuple était un symbole dérangeant du malaise soulevé chez les privilégiés par ceux sur qui les privilèges pesaient si lourdement. C'était là l'un des éléments qui faisaient de l'accusation de répandre les hérésies une arme si dangereuse dans les disputes entre courtisans, maîtres des écoles et des universités ou prédicateurs. L'impératif de "maintien de l'unité" -c'est-à-dire de réfréner les remises en question de l'autorité détenue par ceux qui occupent les postes et de la sagesse conventionnelle qui soutient cette autorité- peut presque toujours servir à couper court à toute autre considération dans quelque débat que ce soit. [...] Tout ceci ne découla d'aucun plan général ni d'aucune intention consciente mais, étape après étape, de la seule préoccupation pour ce qui apparaissait comme les nécessités urgentes du moment. Les hommes qui transformèrent tous les aspects de la société et du gouvernement européens entre le XIIe siècle et le XIIIe le firent très largement en [...]convertissant ou en remplaçant les dirigeants des petites communautés. Ils passèrent maîtres dans l'art de se convaincre eux mêmes et les uns les autres que la résistance à leur autorité et à leur noble et sincère idéal d'unité chrétienne, sous la direction de l'Eglise universelle, était l'œuvre du diable."

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