Résumé de l'article " Frontière idéelle et marqueurs territoriaux du royaume des Quatre rivières (France, 1258-1529)" de Léonard Dauphant, dans Entre idéel et matériel
JP Genet a initié une énorme entreprise éditoriale d'une série d'actes de colloques ayant comme thématique commune le pouvoir symbolique en Occident (1300-1640), publiés conjointement par les Éditions de la Sorbonne et l’École française de Rome. Dans ce cadre, Entre idéel et matériel se focalise sur l'espace, dans une série de 5 colloques sur les vecteurs de l'idéel à l'échelle franco-italienne, et a été coordonné par Patrick Boucheron dont le travail sur les espaces du pouvoir à Milan est bien connu.
L'article s'ouvre sur une anecdote plutôt amusante que je livre in extenso
"Le 7 janvier 1410, le Lyonnais Imbert de la Chèze rend hommage pour sa terre de Molesole, sur les berges du Rhône. Il explique qu’autrefois, il était vassal du comte de Savoie quand son bien était en rive droite du Rhône. Mais le Rhône a changé de cours : Molesole est maintenant en rive gauche. La Chèze rend hommage au seigneur de Vaulx-en-Velin et devient donc arrière-vassal du roi de France. Quelle est cette étrange conception du pouvoir qui amène à rompre un hommage féodal à cause d’une crue du fleuve ? Transposée dans la région frontière entre Savoie et Dauphiné, nous avons ici une conséquence de la définition de l’État français par des limites fluviales : le royaume des Quatre rivières. À partir du XIIIe siècle, l’État français a cherché à donner une définition territoriale à son pouvoir, en se rattachant au souvenir du traité de Verdun (843) : la frontière est définie par une liste géographique, la mer à l’ouest, les Pyrénées au sud et quatre rivières à l’est, Rhône, Saône, Meuse et Escaut.
Entre 1258 et 1529 (ces dates sont des moments de redéfinition de la frontière), l'état capétien assure son pouvoir dans ce cadre territorial dont il revendique la pleine et entière souveraineté d'où le conflit avec le roi d'Angleterre, son vassal pour le duché d'Aquitaine. Pourtant, la monarchie a pris le contrôle de terres au-delà des limites du royaume telles qu'elle sont présentées ci-dessus. À la logique territoriale se superposent d’autres logiques, dynastiques (accaparer l’héritage angevin en Provence) et politiques (assurer la paix dans la vallée du Rhône, pour le Dauphiné). Le tournant est en fait 1349 : le Transport du Dauphiné donne un statut particulier à la principauté, achetée par le roi mais pas intégrée au royaume. Le pouvoir royal peut s’étendre mais le royaume est fixe. La pratique souple est ainsi renforcée par une représentation stable. À la fin du XVe siècle, les seigneuries frontalières, qui se sont construites de part et d’autre des rivières-limites, ont toutes des juridictions distinctes sur chacune des deux rives.
Les Quatre rivières apparaissent ainsi comme une des définitions majeures du pouvoir capétien, qui permet de légitimer l’État royal face aux princes. Le discours des Quatre rivières est un discours d’État, énoncé d’en haut ou du "centre" contre les concurrents de la monarchie. Il fixe la limite du ressort de la justice royale (l'appel toujours possible à son parlement). Il impose une représentation générale qui ne prend pas en compte les réalités multiples du terrain et, de fait, rares sont les segments frontaliers effectivement fixés sur le cours des rivières. Il s’agit d’une stylisation, mais, en descendant à l’échelon local, trouve-t-on un véritable contrôle de la limite par le pouvoir central ou la limite est-elle une marge contrôlée indirectement ?
Trois cas concrets sont ensuite présentés car ils offrent trois degrés de domination de la limite : nulle (les Pyrénées) ou plus ou moins indirecte (le Roussillon et la Champagne orientale).
Dans les Pyrénées, il n'y a pas d'officiers royaux : Les communautés des vallées françaises et castillanes marquent leurs limites sur les crêtes et régulent elles-mêmes leurs conflits frontaliers selon des modes traditionnels. Ces communautés demeurent longtemps hors de portée des pouvoirs, castillans comme français. La frontière n'est tracée que sous Napoléon III. En revanche, à l'est, à la limite du Roussillon aragonais, la frontière est puissamment défendue par des forteresses françaises dès l'époque de Louis IX (St Louis). En Champagne orientale, dans le bailliage de Chaumont, la situation est encore différente. Le centre de contrôle royal est la forteresse et le péage d’Andelot. En retrait de la limite, il surveille une route qui est une des « issues du royaume » : depuis la fin du XIIIe siècle, la monarchie a organisé et sécurisé un itinéraire obligatoire pour les marchands, jalonné de péages. Ce seuil reste très en retrait de la frontière de Barrois et de Lorraine. Dans le bailliage de Chaumont, la monarchie n’est ni loin ni près : elle délègue ses intérêts locaux à une dynastie, les Baudricourt qui donne 6 baillis entre 1385 et 1516. La forteresse frontalière est privée, mais de fait au service du roi.
Ces situations diverses montrent un pouvoir plus intéressé par la défense de principes territoriaux généraux que par le marquage frontalier, surtout dans les zones les plus éloignées. Mais qu’en pensent les habitants de la limite eux-mêmes ? Pour eux, la limite est-elle une réalité, matérielle et idéelle ?
En Picardie, pays riche et densément peuplé, où le pouvoir capétien est très présent depuis ses origines, la frontière est polarisée par des seuils, souvent des arbres plantés au bord des grandes routes commerciales qui mènent de Paris aux villes des Pays-Bas. On s'intéresse ici à un exemple de délimitation entre le domaine royal et les fiefs puisque Artois et Flandres font partie du royaume (en revanche, sur la carte ci-dessous, on voit aussi la limite du royaume avec l'Empire)