mardi 10 décembre 2019

Fragments du discours subalterne dans un fabliau du Moyen Age

Voici une proposition de lecture pour mes collègues qui enseignent HLP, et qui devraient trouver des éléments très intéressants à étudier avec leurs élèves dans cette publication des éditions Lurlure. On peut acheter le livre à partir de leur site. C'est une nouveauté et une rareté puisqu'il s'agit d'une traduction ad hoc d'un manuscrit rare puisque disponible en un seul exemplaire à la BNF.




Le texte en question est long fabliau ou un très petit roman (d'environ 3000 vers), écrit probablement vers 1270, en langue vulgaire, c'est-à-dire en ancien français comme l'usage s'en généralise au XIIIe siècle. Il reprend pour les parodier les codes des romans de chevalerie mélangés à ceux de la farce. Son héros Trubert est un jeune paysan (?), en tout cas un vilain, élevé par sa mère dans la forêt, qui au début de l'histoire, part faire fructifier le peu d'avoir de la famille. Sur un principe d'une aventure à la journée, il va s'acharner à duper, ridiculiser et battre comme plâtre son seigneur le duc, dont l'éditeur signale qu'il s'agit vraisemblablement d'une allusion au duc de Bourgogne.

 Mais l'auteur, Douin de Lavesne, dont on ne sait rien d'autre que le nom, n'a pas pour projet seulement la parodie. L'accumulation des actes irrespectueux et violents, ainsi que la non reconnaissance des normes de tout type (Trubert, par exemple, fait "semblant" de ne pas savoir qui est cet homme mort sur une croix, tout en jurant "par le seigneur" dans la même phrase) semble être un indice fort de sa volonté subversive. Je renvoie sur ce point à l'article disponible sur le net de J-C Payen de l'université de Caen, intitulé "Trubert ou le triomphe de la marginalité".

J'y rajoute quelques éléments de réflexion de sociologie historique, largement inspirées du livre de J. C. Scott qui donne son titre à ce billet de blog. Comme dans beaucoup de farces du Moyen Age, on peut voir dans Trubert l'affleurement à peine voilé de ce que J.C. Scott appelle le "texte caché" : "Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un "texte caché" aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir." "Sous des formes déguisées, en réalité, ce texte caché est souvent exprimé ouvertement." 'Ces schèmes permettant de maquiller l'insubordination idéologique sont assez analogues à ceux à travers lesquels esclaves et paysans déguisent leurs tentatives de subvertir l'appropriation matérielle de leur travail, de leur production et de leurs biens par l'entremise du braconnage, du chapardage, de la fuite, ou tout simplement en traînant des pieds. En les prenant dans leur ensemble, on pourrait ainsi désigner ces formes d'insubordination comme l'infrapolitique des dominés."

Il y a de la jubilation à faire souffrir chez ce personnage, jubilation alimentée par de la rage. Bastonnades, sévices, meurtre, pendaison injuste : Trubert est un meurtrier qui n'a ni remords, ni mauvaise conscience. Tout lui est bon pour se venger des puissants. Entre eux et lui, aucune réconciliation possible, ni accord ou compromis.

Il est présenté constamment comme fou, non seulement par l'auteur, mais par les personnages qui n'expliquent pas autrement son attitude. Pourtant, il est extrêmement rusé et calculateur. Il est donc loin d'être fou ou insensé. Mais l'argument de la folie est efficace car il est ambivalent. Il permet d'une part de lier les actes de Trubert à un envoûtement ou un maléfice extérieur, en l’occurrence le diable, à qui il est (peu) fait allusion, mais il renvoie aussi dans la culture médiévale à la tradition du fou plus près de Dieu et de la Vérité que le commun des mortels (au nom de l'idée que la véritable sagesse paraît folie aux yeux du monde). Ainsi, mais l'époque évidemment n'y est pas culturellement favorable, pas d'introspection ou d'exposé des motivations de Trubert. Seule sa pauvreté le justifie...ou sa folie.
Avec le thème de la folie et de la diablerie va le thème des masques. Trubert se déguise et n'est jamais identifié, reconnu. Même déguisé en femme, il arrive à simuler l'acte d'amour avec le roi (vous découvrirez par quel procédé). Ceci lui permet de rentrer chez lui chaque soir sans être inquiété. Encore une fois, c'est bien là la condition pour que le "texte caché" se réalise, il faut l'anonymat et donc l'impunité.
Comme les masques du carnaval permettent, un instant, de faire tomber les masques de la bienséance et de cracher à la face des puissants, Trubert met son art de la dissimulation, et sa ruse, au service d'une opération méticuleuse de destruction des bases de la domination du duc. Il couche avec sa femme, sa fille. Il le couvre de ridicule en lui ôtant en public des poils du cul. Il le mutile (poinçon dans le cul) en l'empêchant d'exercer sa force guerrière. Voici un duc qui n'est donc capable ni de protéger son honneur, ni de protéger sa propre intégrité physique. Enfin, il ruine le projet d'accord entre le duc et le roi en se substituant au mariage entre les fille du duc et le roi. Le duc n'est pas pas non plus un bon "politique". Il accorde sa confiance en dépit du bon sens, il est mal voire pas conseillé. Impulsif, il fait n'importe quoi, quand Trubert lui planifie et calcule. Bref, les valeurs chevaleresques et nobiliaires sont ridiculisées. De la même manière, Trubert dynamite toutes les autres autorités de l'époque: l'Eglise et ses codes moraux et interdits sexuels, les médecins universitaires qu'il remplace auprès du duc, décidément bien crédule, avec un cataplasme de merde de chien, les chevaliers (le chevalier qui revient ruiné des tournois finit à la potence en lieu et place de Trubert), la Justice, expéditive et arbitraire qui condamne n'importe qui n'importe comment...

Enfin, je vois dans la répétition des scènes de table et la précision méticuleuse de la description des repas servis chez le duc et le roi, le dernier argument au service de la thèse du "roman de revanche sociale" : comment ne pas y voir une des causes de la haine de classe (j'ose l'anachronisme) de Trubert. Les riches s'empiffrent sur le dos des pauvres. Tous les fabliaux du Moyen Age, les blagues sur les moines et les clercs gras, Renard qui vole des poules au poulailler...disent la même chose : le scandale de la misère côtoyant l'opulence.

Cette violence des pauvres qui fait tant peur est toujours condamnée par les dominants (voir mon billet sur la répression de la grande Jacquerie et surtout la manière dont les chroniqueurs contemporains en ont parlé), au sens propre elle est réprimée, au sens figurée elle est jugée perversion, folie, signe d'une infériorité morale qui justifie l'infériorité économique. Elle fut cependant souvent historiquement le seul moyen d'expression de ceux qui n'avaient jamais la parole et qui n'ont jamais fait l'Histoire. Forcément excessive car déguisée, prenant la forme de la parodie et de la farce, elle n'est sans doute qu'un reflet déformé sur la forme, mais sans doute pas sur le fond, de ce qui devait se dire dans le secret des conversations de table ou de taverne au Moyen Age, comme plus tard, ailleurs, sous d'autres latitudes et dans d'autres temps.



N'étant pas professeure de littérature, je ne me risquerais pas à une présentation et une analyse littéraire, mais je signale avoir beaucoup apprécié la traduction en français moderne qui est alerte tout en rendant bien l'aspect versifié du texte d'origine.
Pour une présentation et une approche plus littéraire, voir le blog de Georges Guillain, dédié à la poésie et à la littérature contemporaine.

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